LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Vladimir Korolenko
(Короленко Владимир Галактионович)
1853 — 1921
LE MUSICIEN AVEUGLE
(Слепой музыкант)
1886
Traduction de L. Golschmann et E. Jaubert, Paris, Perrin et Cie, 1895.
TABLE
CHAPITRE PREMIER — LA NAISSANCE ET LES PREMIÈRES ANNÉES DE L’AVEUGLE.
CHAPITRE II — LE CHALUMEAU DE JOKHIME.
CHAPITRE III — IDYLLE ENFANTINE.
CHAPITRE IV — L’ÉDUCATION DE PIERRE.
CHAPITRE VI — ASPIRATIONS INASSOUVIES.
CHAPITRE VII — « L’ENFANT VOIT ».
En présentant au public français le chef-d’œuvre de Korolenko, nous croyons utile de rappeler le jugement qu’a porté sur le Musicien aveugle un critique russe renommé, Skabitchevsky, dans son Histoire de la littérature moderne.
« Le Musicien aveugle est le dernier mot de la perfection, une des œuvres les plus admirables que le monde littéraire ait jamais comptées. Impossible d’imaginer un sujet plus simple, avec moins d’artifice, et en même temps une analyse psychologique plus profonde.
Le voici en deux mots : Dans la famille d’un gentilhomme campagnard de l’Ukraine naît un garçon aveugle qui, plus tard, se marie avec l’amie de son enfance et devient un musicien célèbre.
« Toute l’action se passe dans l’âme du héros ; le livre n’est que le tableau du développement intellectuel et musical d’un enfant aveugle. Nous avons sous les yeux une étude purement psychologique, une étude abstraite qui risquerait d’être sèche et ennuyeuse.
« Et pourtant, si étrange que cela paraisse, à peine en aurez-vous lu deux lignes, que vous sentirez l’impossibilité de vous arracher à cette lecture tant que vous n’aurez pas dévoré l’ouvrage jusqu’au dernier mot. Dès la première page même, vous sentez votre âme envahie par le torrent puissant d’une poésie sans artifice, simple, mais si vraie, si forte, si fraîche ! Elle rejaillit sur vous comme une source limpide, vous enveloppe d’une atmosphère si exquise, si vivifiante, il s’en dégage une pureté si humaine et si irréprochablement morale, qu’après la lecture du Musicien aveugle vous avez l’impression d’une vie nouvelle ; il vous semble que près de vous est venue se poser, en volant, une image sereine qui serait la personnification de la paix et de l’amour, et qui ouvre si bien vos yeux sur le sens profond de la vie, que cette vie vous apparaît, soudain, pleine d’un charme jusqu’alors inconnu, qu’elle acquiert une tout autre valeur, tandis que tout ce qui s’était amassé au fond de votre âme de mesquin et de vil disparaît et se dissipe comme de la fumée... Vous rencontrez là des passages qui produisent sur vous une impression si forte que vous avez peine à réprimer vos larmes, et pourtant nulle sensiblerie dans ces pages : on décrit par exemple, l’impression produite sur l’aveugle par une chanson populaire qu’il entend pour la première fois :
Là haut, là, sur la montagne,
Moissonnent les moissonneurs.
« Rien, en effet, de plus simple que les paroles de cette chanson cosaque ; mais telle est la puissance du sympathique talent de W. Korolenko, que ces paroles suffisent pour faire pénétrer dans votre âme les sentiments d’une exquise et vibrante émotion... »
Au milieu d’une nuit obscure, un enfant vint au monde dans une riche famille du sud-ouest de la Russie. La jeune mère reposait en un oubli profond de tout ; mais lorsque dans la chambre on entendit le premier cri du nouveau-né, faible et plaintif, elle se mit à s’agiter les yeux fermés dans son lit. Ses lèvres balbutiaient quelque chose, et son visage pâle, aux traits doux et presque enfantins, exprimait une vive souffrance mêlée d’impatience, comme chez un enfant gâté qui éprouve un chagrin inaccoutumé.
La sage-femme approcha l’oreille de ses lèvres qui balbutiaient tout bas :
— Pourquoi... pourquoi est-ce qu’il... ? demandait la malade d’une voix à peine perceptible.
La sage-femme ne comprit pas la question. L’enfant se mit à crier de nouveau. Sur le visage de la malade passa le reflet d’une souffrance aiguë, et de ses yeux clos glissa une grosse larme.
— Pourquoi, pourquoi ?... continuaient à balbutier ses lèvres.
Cette fois, la sage-femme comprit la question et répondit tranquillement :
— Vous demandez pourquoi l’enfant pleure ? C’est toujours ainsi, rassurez-vous.
Mais la mère ne pouvait pas se rassurer. Elle frissonnait à chaque nouveau cri de l’enfant et répétait toujours avec une impatience irritée :
— Pourquoi... des cris... si... si horribles ?
La sage-femme ne trouvait rien de particulier dans les cris de l’enfant, et, voyant que la mère parlait comme dans un songe confus, ou peut-être même délirait tout simplement, elle la laissa tranquille et s’occupa de l’enfant.
La jeune mère se tut ; de temps en temps seulement, quelque souffrance douloureuse qui ne pouvait s’exhaler au dehors ou se traduire par des mouvements ou des paroles, lui arrachait de grosses larmes. Elles glissaient à travers ses cils épais et noirs, et coulaient doucement le long de ses joues pâles comme du marbre.
Peut-être son cœur maternel avait-il senti qu’avec le nouveau-né apparaissait au monde une douleur noire et sans issue, qui restait suspendue au-dessus du berceau pour accompagner la nouvelle existence jusqu’à la tombe même.
Du reste, il se pouvait aussi que ce fût un vrai délire. Quoi qu’il en soit, l’enfant naquit aveugle.
D’abord, personne ne s’en aperçut. L’enfant avait ce regard terne et indéfini qui est si commun chez les nouveau-nés jusqu’à un certain âge. Les jours s’écoulaient les uns à la suite des autres, la vie du nouvel être comptait déjà par semaines. Ses yeux s’éclaircirent et perdirent leur voile trouble : la prunelle se dessina. Mais l’enfant ne tournait pas sa tête vers le rayon lumineux qui pénétrait dans la chambre avec le joyeux gazouillement des oiseaux et le murmure des hêtres verts qui se balançaient près des fenêtres mêmes dans le jardin ombreux.
La mère, déjà remise, fut la première qui aperçut — avec quelle anxiété ! — l’étrange expression du visage de l’enfant, immobile et trop sérieux pour un si petit être.
La jeune femme regardait tout le monde comme une tourterelle effrayée en demandant :
— Mais dites-moi pourquoi il est ainsi ?
— Comment, ainsi ? répliquaient les étrangers d’un air insouciant. Il ne diffère en rien des autres enfants de son âge.
— Voyez de quel air étrange il cherche quelque chose avec ses petites mains...
— Un enfant ne peut pas encore coordonner les mouvements de ses mains avec ses impressions lumineuses, répondit le docteur.
— Pourquoi donc regarde-t-il toujours dans la même direction ?... Ah ! il est aveugle !... s’écria-t-elle tout à coup, assaillie par un horrible soupçon, et sans que personne put la calmer.
Le docteur prit l’enfant dans ses bras, le tourna vivement vers la lumière et regarda ses yeux. Il se troubla légèrement, et après avoir prononcé quelques phrases insignifiantes, il partit, en promettant de repasser dans deux jours.
La mère pleurait et se débattait comme un oiseau blessé, en serrant son enfant contre son sein, tandis que les yeux du pauvre petit être gardaient toujours leur regard immobile et grave.
En effet, au bout de deux jours, le docteur revint, muni de son ophtalmoscope.
Il allumait une bougie, qu’il approchait et éloignait de l’œil de l’enfant, dans lequel il plongeait de temps en temps son regard, et enfin déclarait d’un air confus :
— Malheureusement, madame, vous ne vous êtes pas trompée... votre enfant est réellement aveugle, et qui pis est, d’une façon incurable.
La mère écouta cette nouvelle avec une tristesse tranquille :
— Depuis longtemps je m’en doutais, dit-elle avec accablement.
La famille dans laquelle naquit le petit aveugle n’était pas nombreuse. En dehors de la mère, d’une bonne et de l’enfant, elle se composait encore du père et de « l’oncle Maxime », comme l’appelaient sans exception tous les domestiques et même les étrangers. Le père ressemblait aux mille autres propriétaires campagnards du pays ; il était débonnaire, surveillait bien ses ouvriers et aimait beaucoup à construire et à reconstruire des moulins. Cette occupation absorbait presque tout son temps, et pour cette raison sa voix ne retentissait guère dans la maison qu’aux heures des repas, ou pour tout autre circonstance analogue. Dans ces cas, il prononçait toujours invariablement cette phrase : « Es-tu bien portante, ma colombe ? » Après quoi il s’installait à table et ne disait presque plus rien, en dehors de quelques mots sur les cylindres et les pignons de chêne. On comprend que son existence paisible et calme n’influât pas beaucoup sur la constitution morale de son fils.
Mais en revanche l’oncle Maxime était tout à fait d’un autre genre. Une dizaine d’années avant les événements qui vont suivre, l’oncle Maxime était réputé pour le querelleur le plus dangereux, non seulement dans les environs de sa propriété, mais même à Kiew, aux Contrats[1]. Tout le monde s’étonnait que dans une famille respectable sous tous les rapports, comme l’était celle de madame Popielsky, née Iatzenko, il pût se rencontrer un si mauvais sujet. Personne ne savait comment s’y prendre avec lui et par quoi lui complaire.
Il répondait toujours par des impertinences aux avances des seigneurs, et passait aux paysans des licences et des grossièretés auxquelles le plus paisible des gentilshommes polonais n’aurait pas manqué de riposter par des soufflets ; enfin, à la grande joie de tous les hommes bien pensants, l’oncle Maxime, pour une cause quelconque, s’emporta fort contre les Autrichiens et partit pour l’Italie ; là, il se lia avec un autre grand batailleur, l’hérétique Garibaldi, lequel, comme le déclaraient avec horreur les seigneurs polonais, fraternisait avec le diable et ne témoignait pas d’estime pour un sou à l’égard du Pape lui-même. Sans doute, de cette façon Maxime perdit à tout jamais son âme inquiète et apostasiée, mais, en revanche, les Contrats se passaient avec moins de scandales, et beaucoup de nobles mères cessèrent de trembler pour le sort de leurs fils.
Il faut croire que les Autrichiens étaient également bien fâchés contre l’oncle Maxime. De temps en temps on mentionnait son nom dans les articles du Courrier, le journal favori des seigneurs polonais, au nombre des plus fougueux compagnons de Garibaldi, jusqu’au jour où le même Courrier annonça que Maxime était tombé avec son cheval sur le champ de bataille. Les Autrichiens exaspérés, qui, évidemment, depuis longtemps déjà aiguisaient leurs dents contre le bouillant Volhynien[2] (grâce auquel — et presque grâce à lui seul — se maintenait encore Garibaldi, à ce que pensaient ses compatriotes), le hachèrent comme une tête de choux.
— Il a mal fini, ce Maxime, se dirent les seigneurs polonais qui attribuèrent cette fin à l’intervention spéciale de saint Pierre en faveur de son remplaçant sur la terre.
On croyait Maxime mort.
Il se trouva cependant que les sabres autrichiens n’avaient pas su expulser de Maxime son âme récalcitrante, et elle demeura en place, quoique dans un corps bien endommagé. Les ferrailleurs de Garibaldi emportèrent leur digne camarade loin de la mêlée, le mirent dans quelque hôpital ; et voilà qu’au bout de quelques années, Maxime revint inopinément dans la maison de sa sœur, où il se fixa.
Il avait bien maintenant autre chose à faire qu’à chercher querelles et duels ! On lui avait amputé la jambe droite, il marchait avec une béquille ; son bras gauche, tout meurtri, n’était plus bon qu’à s’appuyer tant bien que mal sur un bâton. Aussi était-il devenu plus sérieux, plus calme ; de temps en temps seulement, sa langue acérée s’agitait avec autant de prestesse qu’autrefois son sabre. Il cessa d’aller aux Contrats, se montrait rarement dans le monde, et passait la plupart de son temps dans sa bibliothèque, à lire quelques livres dont personne ne savait rien, sauf qu’on les supposait, a priori, absolument impies. Il écrivait également ; mais comme ses travaux ne paraissaient jamais dans le Courrier, personne ne leur attribuait une sérieuse valeur.
Au moment où, dans la petite maison de campagne, apparut et commença à s’élever le nouveau-né, on pouvait déjà apercevoir, dans les cheveux de l’oncle Maxime coupés ras, quelques fils d’argent ; les épaules s’étaient soulevées sous la pression continue des béquilles ; le buste s’était carré. Son extérieur étrange, ses sourcils rapprochés, son air morose, le bruit de ses béquilles et les nuages de fumée de tabac dont il s’entourait continuellement, ne lâchant jamais sa pipe, — tout cela effrayait les étrangers ; et seuls les proches de Maxime savaient que dans ce corps délabré battait un cœur chaud et bon, que dans sa grosse tête carrée, hérissée d’une brosse de cheveux drus, travaillait sans cesse la pensée d’un être intelligent.
Mais ses proches eux-mêmes ignoraient à quelle question s’appliquait alors le travail de cette pensée. Ils voyaient seulement que l’oncle Maxime, entouré d’une fumée bleue, restait parfois immobile des heures entières, le regard voilé et les sourcils froncés. En ces moments, le guerrier mutilé songeait que la vie est une lutte où il n’y a pas de place pour les invalides. Il se disait qu’il était sorti à jamais des rangs, et qu’il était une charge pour autrui ; il se faisait l’effet d’un cavalier désarçonné par la vie et gisant sur le sol. N’était-il point lâche de se traîner ainsi dans la poussière comme un ver écrasé ? N’était-il point honteux de s’accrocher à l’étrier, en suppliant le destin de conserver les misérables restes de son existence ?
Pendant que l’oncle Maxime ruminait de sang-froid cette pensée cuisante, combinant, mettant en regard toutes les raisons pour et contre, devant ses yeux commençait à grandir un nouvel être dont le sort avait fait un infirme dès sa naissance. D’abord, il ne prêta pas grande attention au petit aveugle ; mais après, la similitude de l’existence de l’enfant avec la sienne propre parut intéressante à l’oncle Maxime.
— Hum, oui ! dit-il un jour d’un air pensif en jetant sur l’enfant des regards obliques ; ce petiot est aussi un infirme. Si l’on faisait l’addition de nous deux, on pourrait peut-être avoir au total un seul bonhomme passable.
À partir de ce moment, son regard s’arrêta sur l’enfant de plus en plus souvent.
L’enfant était né aveugle. Qui est-ce qui était coupable de son malheur ? Personne ! Non seulement il n’y avait pas ici l’ombre d’une « mauvaise volonté » de la part de qui que ce fût, mais la cause même de ce malheur était cachée dans la profondeur des manifestations mystérieuses et compliquées de la vie. Et cependant, à chaque coup d’œil que la mère jetait sur son fils aveugle, une douleur aiguë lui serrait le cœur... Sans doute alors elle souffrait, comme mère, par action réflexe, de l’infirmité de son fils et de l’avenir pénible qu’elle pressentait pour lui ; mais en dehors de ces sentiments, les entrailles de la jeune femme saignaient à l’affreuse idée que la cause de son malheur pouvait provenir de ceux-là mêmes qui lui avaient donné la vie... Cela suffisait pour que le petit être aux beaux yeux morts fût devenu le souci exclusif de la famille, un despote inconscient dont le moindre caprice était une loi pour toute la maison.
Il est impossible de savoir ce qu’il serait advenu avec le temps de ce garçon prédisposé à s’irriter sans raison à cause de son malheur, et dans lequel tout ce qui l’entourait tendait à développer l’égoïsme, — si une étrange fortune et les sabres autrichiens n’avaient pas forcé l’oncle Maxime à se fixer dans la famille de sa sœur.
La présence du jeune aveugle dans la maison imprima petit à petit et insensiblement à la pensée active de l’invalide une autre direction ; il continuait comme avant de passer des heures entières à fumer sa pipe : mais au lieu d’une douleur profonde et obtuse, on voyait à présent sur ses traits l’expression intelligente d’un observateur intéressé. Et plus l’oncle Maxime regardait avec attention, plus il fronçait ses sourcils épais, et plus fort tirait-il sur sa pipe. Enfin un jour il se décida à intervenir.
— Ce petiot, fit-il en lâchant plusieurs anneaux de fumée à la suite les uns des autres, sera encore beaucoup plus malheureux que moi. Il aurait mieux fait de ne pas naître.
La jeune femme baissa la tête, et une larme tomba sur son ouvrage.
— Il est cruel de me le rappeler, Max[3], dit-elle tout bas, de me le rappeler sans raison...
— Je ne dis que la vérité, répondit Maxime. Il me manque une jambe et un bras, mais j’ai des yeux. Le petit n’a pas d’yeux, et plus tard il n’aura ni bras, ni jambes, ni volonté...
— Pourquoi donc ?
— Comprends-moi, Anna, dit Maxime avec plus de douceur. Je ne te dirais pas sans raison des choses aussi cruelles. L’enfant a une constitution délicate et très nerveuse. Pour le moment, il a toutes les chances de développer ses facultés jusqu’au point de contrebalancer, du moins en partie, sa cécité. Mais pour cela il faut un exercice, et l’exercice n’est provoqué que par la nécessité ; une sollicitude sotte, qui écarte de cet enfant tout besoin d’efforts, tue en lui toute possibilité d’une vie complète.
La mère était intelligente, et elle sut par conséquent vaincre l’impulsion immédiate qui la poussait à s’élancer vers son enfant à chaque cri plaintif de celui-ci.
Quelques mois après cette conversation, l’enfant se traînait librement et lestement dans les chambres, dressait l’oreille à chaque bruit, et tâtait avec une vivacité inconnue aux autres enfants chaque objet qui lui tombait sous la main.
Il apprit à reconnaître sa mère à sa démarche, au frôlement de sa robe et à quelques autres signes accessibles à lui seul, imperceptibles pour les autres : on avait beau être nombreux dans la pièce, on avait beau changer de place, il se dirigeait toujours sans hésitation du côté où elle était assise. Quand elle le prenait subitement dans ses bras, il reconnaissait immédiatement que c’était sa mère qui le tenait. Quand c’étaient les autres qui le soulevaient, il se mettait bien vite à tâter avec ses menottes le visage de la personne qui le tenait, et reconnaissait également sa bonne, l’oncle Maxime, son père ; mais si c’était un étranger, les mouvements de ses petites mains devenaient plus lents, il les passait avec précaution sur le visage inconnu, et ses traits exprimaient une tension extrême : on eût dit qu’il « regardait avec attention » par les extrémités de ses doigts.
De sa nature il était vif et remuant ; mais les mois suivaient les mois, et la cécité imprimait de plus en plus son cachet sur le tempérament de l’enfant, qui commençait à se dessiner. La vivacité de ses mouvements diminuait peu à peu ; il commençait à se cacher dans des coins éloignés, et y passait tranquillement des heures entières, les traits figés comme s’il eût prêté l’oreille à quelque bruit. Quand le silence régnait dans la pièce, quand rien ne venait distraire son attention, il semblait que l’enfant pensât à quelque chose, avec une expression étonnée et stupéfaite de son charmant visage, qui était beaucoup trop sérieux pour un enfant de son âge.
L’oncle Maxime le devinait : la fine et riche constitution nerveuse de l’enfant prenait le dessus, et, par la facile perceptivité des sensations du toucher et de l’ouïe, tendait en quelque sorte à reconstituer jusqu’à un certain point la plénitude de ses facultés. Tout le monde s’étonnait de la frappante acuité de son toucher. Parfois il semblait même qu’il ne fût pas étranger aux sensations des couleurs : quand il lui tombait sous la main des chiffons aux couleurs vives, il arrêtait sur eux plus longtemps ses doigts fins, et sur son visage passait l’expression d’une attention surprise.
Cependant, avec le temps, il devenait de plus en plus clair que le développement de la perceptivité se portait principalement du côté de l’ouïe. Bientôt il apprit à reconnaître les différentes pièces d’après leurs sons ; il distinguait la démarche de tous les gens de la maison, le bruit de la chaise de l’oncle invalide, le froissement sec et mesuré du fil entre les mains de sa mère, et le tic-tac monotone de la pendule. Parfois, en rampant le long des murs, il prêtait avec attention l’oreille à quelque léger bruit, imperceptible pour les autres, et, levant les bras, les tendait vers une mouche qui courait sur la tapisserie ou sur des papiers à sa portée. Quand l’insecte, effrayé, quittait sa place et se posait sur le visage de l’aveugle, la physionomie de celui-ci exprimait un étonnement maladif. Il ne pouvait pas davantage s’expliquer la disparition étrange de la mouche. Mais plus tard, son visage conservait, dans des cas pareils, l’expression d’une attention intelligente ; il tournait la tête du côté où la mouche s’était envolée ; l’ouïe, aiguisée, percevait dans l’air les sons légers produits par ses ailes.
Le monde qui étincelait, qui remuait et bruissait tout autour pénétrait dans la petite tête de l’aveugle principalement sous la forme des sons, et c’était cette forme que prenaient ses images. Sur ses traits se figeait une expression particulière, celle qui caractérise une attention excessive aux perceptions de l’ouïe : la mâchoire inférieure retombait légèrement, les sourcils se rapprochaient, la tête se penchait et se tendait en avant sur le cou fin et allongé. En même temps ses beaux yeux, qui restaient immobiles, imprimaient au visage de l’aveugle un cachet aussi grave que touchant.
Le deuxième hiver de sa vie approchait de sa fin. La neige commençait à fondre, on entendait le tintement des torrents printaniers, et en même temps la santé de l’enfant, qui en hiver était fréquemment indisposé et ne quittait pas l’appartement, s’améliorait peu à peu.
On enleva le second châssis[4], et le printemps fit irruption dans les chambres avec une force doublée. Le soleil riant du renouveau regardait par les fenêtres inondées de lumière ; les branches encore nues des hêtres se balançaient près des croisées ; les champs apparaissaient noirs dans le lointain, et on pouvait y voir, par places, les taches blanches de la neige fondante, tandis qu’ailleurs se faisait jour, sous forme de verdure à peine perceptible, une herbe naissante. Tout le monde respirait mieux et plus librement ; sur chacun le printemps se manifestait par l’afflux d’une force vitale renouvelée : la sève.
Pour l’aveugle, il n’en recevait l’impression que par ses bruits précipités. Il entendait courir les torrents printaniers qui, on eût dit, se pressaient l’un après l’autre, sautant de pierre en pierre et s’enfonçant dans la profondeur de la terre ramollie ; les branches des hêtres se parlaient à voix basse derrière les fenêtres en se heurtant l’une contre l’autre et sous leurs chocs légers vibraient les vitres. Et l’égouttement menu et pressé des glaçons pendant du toit, pris par la gelée matinale et à présent échauffés par le soleil, sonnait par mille coups retentissants. Ces sons tombaient dans la chambre comme un roulis de cailloux éclatants et sonores. De temps en temps on entendait, à travers ces sons et ces bruits, les cris d’appel des grues qui passaient dans les hauteurs des airs,— des cris qui s’en allaient mourant peu à peu, comme s’ils se fussent fondus dans l’espace.
Cette animation de la nature se traduisait, sur le visage de l’enfant, par un étonnement maladif. Il rapprochait avec effort ses sourcils, allongeait le cou, prêtait l’oreille : puis, comme alarmé par l’agitation incompréhensible des sons, il étendait tout d’un coup ses mains, en cherchant sa mère, et se jetait vers elle en se serrant fortement contre sa poitrine.
— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandait-elle aux autres et à elle-même.
L’oncle Maxime examinait avec attention le visage de l’enfant, et ne pouvait s’expliquer son émoi.
— Il... il ne peut pas comprendre, devinait la mère, en apercevant sur le visage de son fils une expression interrogative de maladive surprise.
En effet, l’enfant était alarmé et inquiet ; tantôt il discernait facilement des sons nouveaux, tantôt il constatait avec stupeur que les anciens, ceux auxquels il commençait déjà à s’habituer, disparaissaient tout à coup et se perdaient il ne savait où.
Le chaos du désarroi printanier cessa. Sous l’influence des chauds rayons du soleil, le travail de la nature rentrait de plus en plus dans son ornière ; on eût dit que la vie se tendait ; sa marche progressive devenait plus précipitée, comme celle d’un train mis en mouvement. Les prés se glacèrent de verdure, l’air était imprégné de l’odeur qu’exhalaient les bourgeons des bouleaux. On décida de faire sortir l’enfant dans les champs, au bord de la rivière la plus proche.
La mère le menait par la main. À côté d’eux marchait, avec ses béquilles, l’oncle Maxime, et tout le monde se dirigea vers une colline située au bord de la rivière, et qui était déjà suffisamment séchée par le vent et le soleil. Elle était couverte d’une fraîche verdure, et de son sommet la vue s’étendait au loin. Une lumière éclatante frappait les yeux de la mère et de Maxime. Les rayons du soleil échauffaient leurs visages, la brise du printemps, en les éventant d’ailes invisibles, chassait cette chaleur en la remplaçant par une fraîcheur salubre. Il planait dans les airs quelque chose qui enivrait jusqu’à la mollesse, jusqu’à la langueur.
La mère sentait dans sa main se serrer fortement celle de l’enfant, mais le souffle grisant du printemps la rendait moins sensible à cette manifestation du trouble de son fils. Elle respirait à pleins poumons et avançait sans se retourner ; si elle l’avait fait, elle aurait vu une bien étrange expression sur les traits du petit garçon. Il tournait vers le soleil ses yeux grands ouverts avec un étonnement muet. Ses lèvres béaient, il aspirait l’air à coups pressés comme un poisson qu’on a sorti de l’eau ; une extase maladive apparaissait de temps en temps sur son petit visage effaré et désorienté, l’agitant de secousses nerveuses, l’éclairant pour un instant et faisant aussitôt place à une expression d’étonnement qui allait jusqu’à la frayeur et à une perplexité interrogative. Les yeux seuls conservaient le même regard aveugle, égal et immobile.
Arrivés à la colline, ils s’assirent tous les trois. Quand la mère souleva l’enfant pour l’installer mieux à son aise, il la saisit de nouveau convulsivement par la robe ; il semblait qu’il eût peur de tomber, comme s’il n’avait point senti le sol sous lui. Mais la mère ne remarqua pas, cette fois non plus, ce mouvement d’inquiétude, parce que son attention et ses yeux étaient absorbés par le merveilleux tableau du printemps.
Il était midi. Le soleil avançait lentement dans le ciel bleu. De la colline sur laquelle ils étaient assis, on voyait la rivière fortement débordée. Elle roulait, débarrassée de ses glaçons ; de temps en temps seulement, par-ci par-là, flottaient et fondaient à sa surface les dernières plaques qui dessinaient sur l’eau de petites taches blanches. Une large couche de limon couvrait les prés submergés ; les blancs nuages qui s’y reflétaient avec le bleu du firmament renversé, nageaient lentement dans la profondeur et disparaissaient comme si, eux aussi, ils se fondaient ainsi que les glaçons. Par moments, le vent soulevait de petites rides qui étincelaient au soleil. Plus loin, au delà de la rivière, on voyait des champs noirs en moiteur d’où s’élevait une légère buée vacillante qui enveloppait les lointaines izbas[5] couvertes de chaume, et la lisière de la forêt, dont le contour bleuâtre se dessinait à peine. On eût dit que la terre soupirait et que quelque chose s’exhalait d’elle vers le ciel, comme les tourbillons d’encens du sacrifice.
La nature s’épandait tout autour comme un vaste temple préparé pour une fête. Pour l’aveugle, tout n’était que ténèbres, des ténèbres sans fin qui s’agitaient autour de lui d’une étrange manière, qui remuaient, résonnaient et tintaient en touchant de tous côtés son âme par des impressions extraordinaires que jusque-là il n’avait encore jamais ressenties, impressions dont l’afflux faisait battre douloureusement son cœur.
Dès les premiers pas, aussitôt que les rayons de cette tiède journée avaient éclairé son visage, réchauffé sa peau tendre, il s’était mis à tourner instinctivement vers le soleil ses yeux aveugles, comme s’il devinait que c’était là le centre autour duquel gravitait tout ce qui l’environnait. Ni ce lointain transparent, ni l’azur du firmament, ni le vaste horizon n’existaient pour lui ; il sentait seulement que quelque chose de matériel, de caressant et de tiède effleurait son visage d’un tendre attouchement qui le réchauffait ; puis un je ne sais quoi de léger, moins léger pourtant que la chaleur des rayons solaires, dissipait, cette molle douceur, et répandait en lui une fraîcheur vivifiante. Dans l’appartement, le petit était habitué à marcher librement et à sentir un vide tout autour, tandis qu’ici il était comme enveloppé de vagues se succédant d’une façon si étrange, qui tantôt le caressaient doucement, tantôt le chatouillaient et l’enivraient. Les ardents baisers du soleil étaient vite rafraîchis par la brise qui l’éventait, et un souffle de vent, résonnant dans ses oreilles et enveloppant son visage, ses tempes, sa tête jusqu’à la nuque, — s’étendait autour de lui, comme pour l’enlever, pour l’entraîner quelque part dans l’espace qu’il ne pouvait voir ; le plongeant dans une enivrante lassitude qui lui faisait pour ainsi dire perdre connaissance. C’est à ces moments que sa main serrait plus fortement celle de sa mère et qu’il lui semblait que d’un instant à l’autre son cœur engourdi allait cesser complètement de battre.
Quand on le fit asseoir, on eût dit qu’il se calmait un peu. À présent, malgré l’étrange sensation dont tout son être débordait, il pouvait néanmoins différencier les sons isolés.
Les ondes noires et caressantes continuaient à l’envelopper irrésistiblement, et comme l’augmentation ou la diminution des battements de son sang agité étaient réglées sur l’afflux de ces ondes, il lui semblait qu’elles pénétraient dans l’intérieur même de son corps. Mais elles apportaient maintenant avec elles tantôt le trille clair de l’alouette, tantôt le faible frôlement du bouleau qui commençait à verdir, tantôt le clapotement de la rivière, à peine perceptible. L’hirondelle bruissait de ses ailes légères en décrivant à proximité des cercles fantastiques, les mouches bourdonnaient, et tous ces murmures étaient de temps à autre dominés par le long et triste appel d’un laboureur qui stimulait ses chevaux à une demi-verste[6] de là, dans un champ cultivé.
Mais l’enfant ne pouvait saisir ces bruits dans leur ensemble, les réunir, les disposer en perspective. On eût dit qu’ils tombaient un à un en pénétrant dans la petite tête ignorante, tantôt doux, indistincts, tantôt sonores, clairs, assourdissants. Par moments, ils se pressaient en foule, simultanément, en se confondant dans une dissonance incompréhensible. Et les vents de la campagne sifflaient toujours dans ses oreilles, et il lui semblait que les vagues couraient plus vite et que leur grondement couvrait tous les autres murmures qui, à présent, lui arrivaient de quelque autre monde, comme le souvenir d’une journée passée. Et au fur et à mesure que les bruits s’affaiblissaient, son cœur était envahi par une langueur grandissante. Sur son visage se succédaient des expressions rythmiques et changeantes ; ses yeux se fermaient et s’ouvraient alternativement, et tous ses traits disaient l’interrogation, le pénible effort de sa pensée, de son imagination. Sa jeune conscience, encore mal affermie et trop pleine de sensations nouvelles, commençait à fléchir ; mais elle luttait encore avec les impressions qui arrivaient en masse de tous les cotés, essayait de tenir bon contre elles, de les confondre en un seul ensemble et, par ainsi, de s’en emparer, de les vaincre. Mais la tâche dépassait les forces de l’ignorant cerveau d’enfant auquel, pour ce travail, manquaient les images optiques.
Et les sons passaient et tombaient un à un, toujours trop bigarrés, trop intenses encore... Les vagues qui enveloppaient l’enfant se soulevaient de plus en plus, surgissant des ténèbres tintantes et grondantes qui l’entouraient, se perdant dans les mêmes ténèbres, remplacées par de nouvelles ondes sonores... Elles le soulevaient plus haut, plus vite, d’une façon plus poignante, le dorlotaient, le berçaient... Encore une fois passa, au-dessus de ce chaos qui devenait toujours plus confus, la longue et triste mélopée du laboureur ; puis tout rentra dans le silence.
L’enfant exhala un faible gémissement et se renversa sur l’herbe. La mère se tourna vivement vers lui et poussa un cri : son fils gisait, sur le gazon, pâle, dans un évanouissement profond.
L’oncle Maxime fut grandement alarmé par cet accident. Depuis quelque temps, il faisait venir des livres de physiologie, de psychologie et de pédagogie ; avec l’énergie qui lui était habituelle, il se mit à apprendre tout ce que la science enseigne relativement à la marche et au développement énigmatiques d’une âme enfantine.
Ce travail l’absorbait de plus en plus ; aussi ses tristes pensées sur son inutilité dans la lutte pour la vie, sur « le ver rampant dans la poussière », s’étaient-elles depuis longtemps évaporées de la tête carrée du vétéran. À leur place y régnait une attention scrutatrice ; de temps en temps même, des rêves roses réchauffaient son cœur vieillissant. L’oncle Maxime constatait de plus en plus que la nature, en privant cet enfant de la vue, ne lui avait pas refusé d’autres dons ; qu’il répondait aux impressions extérieures qui lui étaient accessibles avec une remarquable plénitude de forces. Et il semblait à l’oncle Maxime qu’il était appelé à développer les capacités dont son neveu était doué ; à contrebalancer, par l’effort de sa pensée et de son influence, l’injustice de l’aveugle fortune, afin de pouvoir incorporer, dans les rangs des lutteurs pour la juste cause de la vie, une nouvelle recrue sur laquelle, sans son intervention, personne n’aurait eu l’idée de compter.
— Qui sait ? pensait le vieux compagnon de Garibaldi, on peut combattre avec d’autres armes que la lance et le sabre. Peut-être, injustement traité par le sort, mon neveu élèvera-t-il un jour l’arme dont il se sera saisi, pour défendre les autres déshérités de la fortune ; et alors j’aurai le droit de dire que moi, un vieux soldat estropié, je n’aurai point vécu inutile...
Même les libres-penseurs des années 1840 à 1860 n’étaient pas étrangers aux notions superstitieuses sur les « mystérieuses prédestinations » de la nature. Il n’est donc pas étonnant qu’à mesure que l’enfant se développait et témoignait de capacités hors ligne, le vieil oncle Maxime se raffermît de plus en plus dans sa conviction, que cette cécité n’était point autre chose qu’une des manifestations de ces « prédestinations mystérieuses ». « Un déshérité de la fortune, champion des offensés », telle était la devise qu’il mit d’avance sur l’étendard de lutte de son pupille.
Après sa première promenade de printemps, l’enfant passa quelques jours dans le délire. Tantôt il restait couché, immobile et silencieux, dans son lit, tantôt il murmurait on ne savait quoi, ou prêtait l’oreille à quelque chose. Et pendant tout ce temps, l’expression caractéristique de son visage était celle d’un grand étonnement.
— Je vous assure qu’il regarde comme s’il essayait de comprendre quelque chose sans y arriver, disait la jeune mère.
Maxime devenait pensif et secouait la tête. Il comprit que l’étrange émoi du jeune aveugle et sa syncope subite s’expliquaient par l’abondance d’impressions dont sa jeune conscience ne pouvait se rendre maîtresse, et il décida que ces impressions ne devaient pénétrer dans l’esprit du convalescent que petit à petit, et pour ainsi dire désarticulées en leurs parties constituantes. Les fenêtres de la chambre où le malade était couché étaient solidement fermées. Puis, à mesure qu’il se remettait, on les ouvrait pour quelques heures ; plus tard on le promenait dans la chambre, on le faisait sortir sur le perron, dans la cour, dans le jardin. Et chaque fois, aussitôt que sur le visage de l’enfant apparaissait une expression d’inquiétude, la mère lui donnait l’explication des bruits qui l’avaient frappé.
— C’est la cornemuse du berger qu’on entend derrière la forêt, disait-elle. — C’est une voix de fauvette qui résonne à travers le gazouillement d’une volée de moineaux. — La cigogne fait glouglou sur sa roue[7]. Ces jours-ci elle est revenue des pays lointains et fait son nid au vieil endroit.
Et le petit garçon tournait vers elle son visage qui brillait d’une vive reconnaissance, lui prenait la main et secouait sa tête en continuant d’écouter avec une attention intelligente et investigatrice.
Il commençait à questionner sur tout ce qui attirait son attention, et sa mère, ou encore plus souvent l’oncle Maxime, lui parlaient des objets ou des êtres qui émettaient tel ou tel son. Les récits de sa mère, plus vifs et plus explicites, produisaient sur lui une grande impression ; mais parfois cette impression était trop poignante. La jeune femme, souffrant elle-même, le visage bouleversé, les yeux fixés sur son fils d’un air plaintif et douloureusement impuissant, essayait de donner à son enfant quelque notion sur les formes et les couleurs. Le garçonnet tendait son attention, rapprochait les sourcils ; sur son front apparaissaient même de légères rides. Il était évident que sa tête travaillait à une tâche au-dessus de ses forces ; son imagination ignorante se débattait, s’efforçait de créer, à l’aide de données indirectes, une nouvelle image ; mais il n’arrivait à aucun résultat. L’oncle Maxime, dans des cas semblables, fronçait toujours les sourcils d’un air mécontent, et quand les larmes perlaient aux cils de la mère, quand le visage du petit palissait à cause de ces efforts concentrés, l’oncle se mêlait à la conversation, éloignait sa sœur et commençait des récits dans lesquels il avait surtout recours aux images d’espace et d’acoustique. La physionomie du petit aveugle se rassérénait alors un peu.
— Et comment est-elle ? est-elle grande ? — s’écriait-il à propos de la cigogne qui faisait entendre sur son poteau un traînant roulement de tambour.
Et, ce disant, le jeune garçon écartait ses mains, comme il avait l’habitude de le faire en posant ces sortes de questions, et l’oncle Maxime lui indiquait à quel moment il fallait s’arrêter. Cette fois, il ouvrit tout grands ses petits bras, mais l’oncle Maxime lui dit :
— Non, elle est encore beaucoup plus grande. Si on l’avait amenée dans la chambre et mise sur le plancher, sa tête aurait dépassé le dossier de la chaise.
— Grande !... fit le garçon d’un air pensif. — Et la fauvette — voilà !...
Et il écartait à peine les paumes de ses mains qui se touchaient.
— Oui, la fauvette n’est pas plus grande... Mais en revanche les grands oiseaux ne chantent jamais aussi bien que les petits. La fauvette se donne de la peine pour que tout le monde trouve du plaisir à l’entendre ; et la cigogne est un oiseau sérieux qui reste debout dans son nid sur un seul pied, en regardant autour d’elle, comme un méchant maître regarde ses ouvriers et grogne à haute voix, sans s’inquiéter si sa voix est enrouée et peut être entendue par des étrangers.
Le garçon riait gaiement en écoutant ces descriptions, et oubliait pour quelques instants les pénibles efforts qu’il faisait pour comprendre les récits de sa mère. Mais, malgré cela, ces récits l’attiraient plus fort, et il préférait lui adresser ses questions à elle plutôt qu’à l’oncle Maxime.
La jeune cervelle de l’enfant s’enrichissait de nouvelles images ; grâce à l’extrême finesse de son ouïe, il pénétrait de plus en plus loin dans la nature qui l’entourait. Au-dessus et autour de lui continuait à régner une obscurité complète et impénétrable ; ces ténèbres étaient suspendues au-dessus de sa tête comme un lourd nuage ; et quoiqu’elles eussent pesé sur lui dès sa naissance, quoiqu’on pût croire qu’il s’habituerait à son malheur, il était cependant dans sa nature de tendre sans cesse, en quelque sorte instinctivement, à s’affranchir de ce sombre voile. Ces élans inconscients vers la lumière inconnue, qui ne laissaient pas à l’enfant un seul instant de répit, se traduisaient sur son visage par l’expression, de plus en plus profonde, d’un vague et pénible effort.
Cependant, lui aussi, il goûtait des moments de contentement serein, de pures extases enfantines : c’était quand les impressions extérieures qui lui étaient accessibles lui procuraient quelque nouvelle et forte sensation, l’initiaient à de nouveaux phénomènes du monde invisible. La grande et puissante nature ne demeurait pas complètement fermée au jeune aveugle. Ainsi, un jour qu’on l’avait mené sur un point isolé, au bord de la rivière, il écoutait avec une attention particulière le doux clapotement de l’eau, loin sous ses pieds, et, le cœur plein d’effroi, il s’accrochait à la robe de sa mère, en écoutant rouler jusqu’au bas les petits cailloux qui s’échappaient de dessous ses pieds. À partir de ce moment, il se représentait la profondeur sous la forme d’un doux clapotement de l’eau au pied d’un rocher ou d’un murmure effrayé de pierres roulant le long d’une pente.
Le lointain tintait dans ses oreilles sous la forme d’une chanson qui mourait vaguement ; et quand le tonnerre éclatait en résonnant dans les cieux, remplissant l’espace et se perdant avec un grondement courroucé derrière les nuages, le petit aveugle écoutait avec attention, plein d’un effroi pieux ; son cœur s’épanouissait et dans sa tête naissait une image grandiose de l’immensité des hauteurs célestes.
C’est ainsi que les sons constituaient pour lui la principale et immédiate expression du monde extérieur ; les autres sensations ne servaient qu’à compléter les impressions de l’ouïe, dans lesquelles, comme dans des moules, se fondaient toutes ses images.
De temps en temps, par quelque tiède après-midi, quand tout se taisait à l’entour, quand le mouvement humain s’apaisait et que dans la nature régnait ce calme particulier sous lequel on ne sent que le courant incessant et silencieux de la force vitale, — sur le visage du jeune aveugle apparaissait une expression caractéristique. Il semblait que, sous l’influence de la paix extérieure, il surgît des profondeurs de son âme des bruits perceptibles pour lui seul, et auxquels il paraissait prêter l’oreille avec une attention extrême. En le voyant dans ces moments-là, on pouvait croire que la pensée indistincte qui venait de naître dans son esprit commençait à résonner en lui comme une vague mélodie.
L’enfant avait déjà quatre ans passés. Il était mince et faible, mais il marchait et courait même librement dans toute la maison. Quiconque le voyait avancer d’un air assuré dans l’appartement, tournant juste là où il le fallait, et trouvant facilement les objets dont il avait besoin, aurait pensé, si c’était un étranger, avoir devant lui, non pas un aveugle, mais tout simplement un petit garçon étrangement concentré, aux yeux pensifs qui regardaient le vague lointain. Mais dans la cour, déjà, il marchait à grand’peine, en frappant devant lui le sol de sa petite canne. Et s’il n’avait pas cette canne entre les mains, il aimait mieux se traîner par terre, en tâtant vivement des doigts les objets qu’il rencontrait sur sa route.
Il faisait une belle soirée d’été. L’oncle Maxime se prélassait dans le jardin, et le père était occupé, selon son habitude, quelque part dans un champ éloigné. Tout était calme dans la cour et partout le village s’endormait ; dans l’office, les causeries des serviteurs et des servantes avaient cessé. Il y avait déjà une demi-heure que l’enfant était couché.
Il était à moitié endormi. Depuis quelque temps, dans sa tête, un étrange souvenir se rattachait à cette heure de sérénité. Certainement il ne voyait pas comment se rembrunissait le ciel éclatant, comment les cimes noires des arbres se balançaient en dessinant leurs silhouettes dans l’azur des astres, comment s’assombrissaient les toits de chaume des bâtiments environnants, comment l’obscurité bleuâtre se répandait sur la terre avec l’or fin de la clarté lunaire et stellaire. Mais voilà déjà quelques jours qu’il s’endormait sous l’influence de quelque impression particulière qui le charmait, et dont le lendemain il ne pouvait se rendre compte.
Quand le sommeil obscurcissait de plus en plus ses sens, quand le frôlement confus des hêtres s’interrompait complètement, quand il cessait de distinguer et l’aboiement éloigné du chien du village, et le chant du rossignol au delà de la rivière, et le tintement mélancolique des grelots du poulain qui paissait dans la prairie, quand ces murmures s’effaçaient et se perdaient, il lui semblait alors que tous ces bruits, se confondant en un seul ensemble coordonné et harmonieux, entraient doucement dans sa chambre et tournaient pendant longtemps au-dessus de son lit, le plongeant dans des rêves indéfinis, mais étonnamment agréables. Le lendemain, il se réveillait attendri et adressait à sa mère la question suivante :
— Qu’y avait-il donc, hier soir ?... Qu’était-ce que cela ?...
La mère ne savait pas de quoi il s’agissait et pensait que c’étaient des rêves qui agitaient le sommeil de l’enfant. Elle le mettait elle-même au lit, et s’en allait quand il commençait à s’endormir, sans remarquer rien de particulier. Mais le lendemain le petit garçon lui parlait encore de quelque chose qui l’avait troublé fort délicieusement la veille.
— C’est si bon, si bon, maman ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ?
Un soir, elle se décida à rester près du lit de l’enfant un peu plus longtemps pour s’expliquer cette étrange énigme. Elle était assise sur la chaise, à côté de son lit, en touchant machinalement les mailles de son tricot et en écoutant la calme respiration de son Piétroussia[8]. Il semblait complètement endormi quand tout à coup, dans l’obscurité, sa douce voix se fit entendre :
— Maman, tu es là ?
— Oui, oui, mon fils...
— Va-t’en, je t’en prie, cela te craint, et jusqu’à présent cela n’est pas encore venu. Je me suis déjà assoupi et cela n’est pas encore arrivé. Va-t’en donc, je t’en prie...
La mère écoutait avec une profonde surprise ce murmure plaintif de l’enfant à demi ensommeillé, parlant de ses rêves avec assurance, comme de quelque chose de réel. Néanmoins elle se leva, se pencha sur son fils pour le baiser au front et sortit doucement, décidée à s’approcher, sans être aperçue, de la fenêtre ouverte, du côté du jardin.
Elle avait à peine eu le temps de faire le tour quand l’énigme s’expliqua. Elle entendit tout à coup les sons doux et changeants d’un chalumeau, qui venaient de l’écurie, confondus avec le frôlement du vent du midi. Elle comprit aussitôt que c’étaient justement ces douces et naïves modulations d’une simple mélodie qui, s’exhalant précisément à l’heure incertaine de l’assoupissement, plongeaient son petit Pierre dans des rêveries si agréables.
Elle s’arrêta elle-même et resta pendant quelque temps debout, écoutant avec attention les mélodies pénétrantes et touchantes d’une chanson petite-russienne ; puis, complètement rassurée, elle se dirigea dans la sombre allée du jardin, vers l’oncle Maxime.
— Il joue bien, ce Jokhime, pensa-t-elle ; c’est étrange. Quel sentiment délicat chez ce travailleur à l’extérieur si rude !
Et Jokhime jouait en effet très bien. Même le violon ne lui faisait pas peur, et il fut un temps où les dimanches personne, dans l’auberge, ne, savait jouer mieux que lui le cosatchok[9], ou le joyeux cracoviak polonais. Quand, assis sur le banc, au coin, le violon fortement serré contre son menton rasé, son haut bonnet d’astrakan planté à la diable sur l’occiput, il touchait de son archet recourbé les cordes tendues, c’était chose rare que quelqu’un pût rester en place dans l’auberge. Même le vieux Juif borgne qui accompagnait Jokhime sur la contrebasse s’animait jusqu’au dernier point. Il semblait que son gauche instrument fût éreinté par les efforts qu’il devait se donner pour suivre avec ses lourdes notes de basse les notes légères, chantantes et sautillantes du violon de Jokhime, et le vieux Jacob lui-même, avec de forts mouvements d’épaules, tournait sa tête chauve, recouverte d’une calotte, et sursautait tout entier à la mesure de la pétulante et agile mélodie. Que dire donc des chrétiens, dont les jambes sont depuis longtemps conformées de telle manière qu’aux premiers sons d’un joyeux air de danse, elles commencent d’elles-mêmes à se plier et à frétiller sur place ?
Mais depuis que Jokhime s’était épris de Maria, la domestique du seigneur voisin, il cessa d’aimer autant son gai violon. Il est vrai que cet instrument ne l’avait pas aidé à vaincre le cœur de l’alerte fille, et Maria préféra la face rasée d’un laquais allemand de son maître, à la hure moustachue de l’artiste petit-russien. Dès lors on n’entendit plus son violon dans l’auberge et aux veillées. Il l’accrocha à un clou de l’écurie, sans s’inquiéter si, à cause de l’humidité et de sa négligence, les cordes de son instrument autrefois favori ne se casseraient pas une à une. Et le bruit qu’en mourant elles faisaient entendre était tellement plaintif, que les chevaux hennissaient en témoignage de sympathie, et tournaient avec étonnement leur tête vers le musicien.
À la place du violon, Jokhime acheta d’un marchand ambulant, un montagnard des Carpathes, un chalumeau en bois. Il pensait évidemment que ses notes, douces et tendres, correspondraient mieux à sa destinée amère, exprimeraient mieux le chagrin de son cœur. Mais le chalumeau montagnard trompa ses espérances. Il en essaya une dizaine de toutes les manières, qu’il écourtait, trempait dans l’eau, séchait, au soleil, suspendait à l’aide d’une ficelle sous le toit pour les éventer ; mais rien n’y faisait : le chalumeau montagnard n’obéissait pas au cœur du Petit-Russien ; il sifflait là où il fallait chanter, criait là où il attendait de lui un trille langoureux, et, en général, ne se pliait guère à l’humeur de son âme. Alors, il se fâcha contre tous les montagnards vagabonds, s’étant complètement convaincu qu’aucun d’eux n’était en état de lui fournir un bon chalumeau ; enfin il se décida à en fabriquer un de ses propres mains. Pendant quelques jours il erra, ses gros sourcils froncés, dans les champs et les marécages, s’approchant de chaque saule, examinant ses branches, en coupant quelques-unes ; et, à ce qu’il semblait, il ne trouvait toujours pas son affaire. Ses sourcils continuaient donc à rester froncés, et il allait en avant, poursuivant ses recherches. Enfin il tomba sur un endroit, près d’une petite rivière qui coulait nonchalamment. L’eau balançait à peine les têtes blanches des nénufars d’une petite crique ; la multitude des saules serrés l’un près de l’autre et penchés tristement, songeusement vers la sombre et calme profondeur des ondes empêchait les vents d’y arriver. Jokhime écarta les arbres, s’approcha de la petite rivière, s’arrêta un instant, et, en clin d’œil, il sentit que là justement il allait trouver ce qu’il lui fallait. Les rides de son front s’effacèrent. Il tira de la tige d’une de ses bottes un couteau pliant attaché à une petite courroie, promena son regard attentif sur les arbres de la saulaie chuchotant entre eux d’un air pensif, et s’approcha délibérément d’un tronc haut et droit qui se balançait au-dessus de la berge escarpée, creusée par les eaux. Il lui donna un coup de ses doigts sans cause évidente, reconnut avec joie qu’il se balançait avec des oscillations élastiques dans les airs, écouta avec attention le murmure de son feuillage et secoua la tête.
— Le voilà donc, enfin ! dit-il tout heureux.
Et il jeta dans la petite rivière toutes les branches qu’il avait précédemment coupées.
Le chalumeau fut réussi à merveille. Après avoir séché le saule, il en brûla le cœur avec un fil de fer rougi, perça de la même manière six trous ronds, coupa de biais le septième, et boucha solidement une extrémité avec un bouchon de bois, où il laissa une petite fente. Puis il le fit sécher une semaine entière au bout d’une ficelle mince, et l’instrument resta de la sorte brûlé par le soleil et éventé par les vents sonores. Après quoi il le racla soigneusement à l’aide de son couteau, le polit avec du verre et le frotta fortement avec un morceau de gros drap. Le sommet en était tout à fait rond ; à partir de son milieu descendaient des facettes égales et comme polies, sur lesquelles il imprima, à l’aide de morceaux de fer recourbés et rougis au feu, différentes arabesques compliquées. Après avoir rapidement joué quelques gammes roulantes, il secoua la tête d’un air de contentement, et le cacha à sa portée, près de son lit. Il ne voulait pas faire son premier essai musical au milieu des agitations de la journée. Mais en revanche, le soir même on entendit s’exhaler du côté de l’écurie des modulations tendres et mélancoliques, des notes vibrantes.
Jokhime était complètement satisfait de son chalumeau. Il semblait qu’il fît partie de lui-même, que les sons produits par l’instrument coulassent de sa propre poitrine réchauffée et attendrie ; chaque dégradation du sentiment qui l’agitait, chaque nuance de son violent chagrin vibrait immédiatement dans son chalumeau merveilleux, s’en détachait doucement et s’envolait, harmonieuse, au milieu de la nuit, qui écoutait, attentive, sans perdre une seule note.
À présent Jokhime était amoureux de son chalumeau et célébrait avec lui sa lune de miel. Dans la journée il remplissait très ponctuellement son devoir de valet d’écurie, menait les chevaux à l’abreuvoir, les attelait, sortait avec Madame ou avec Maxime. De temps en temps, quand il jetait un coup d’œil du côté du village voisin, où demeurait la cruelle Maria, le chagrin commençait à lui ronger le cœur. Mais à la tombée de la nuit, il oubliait tout au monde, et l’on eût dit que l’image même de la jeune fille aux sourcils noirs se couvrait d’un voile. Cette image perdait de sa précision cuisante, se dessinait devant lui sur un fond troublé, juste de quoi imprimer aux sons du chalumeau merveilleux un caractère de pensive mélancolie.
C’est en proie à celle extase musicale, qui s’épanchait tout entière en de vibrantes mélodies, que Jokhime était couché ce soir-là dans son écurie. Le musicien oubliait complètement l’inhumaine beauté, perdant même de vue sa propre existence, quand tout à coup il tressaillit et se souleva sur son lit. Au passage le plus pathétique, il sentit qu’un petite main promenait rapidement ses doigts légers sur son visage, se glissait jusqu’à ses mains, et puis se mettait à tâter, en quelque sorte fiévreusement, le chalumeau. Et en même temps il entendit près de lui une respiration rapide, haletante et saccadée.
Il prononça vivement la formule de conjuration habituelle : « Tsour tobi, peck tobi. » Puis :
— Est-ce un envoyé de Dieu ou du diable ? ajouta-t-il aussitôt pour savoir s’il n’avait pas affaire à l’Esprit malin.
Mais le rayon de la lune qui s’insinuait par la porte ouverte de l’écurie, lui montra immédiatement qu’il s’était trompé. Près du lit se tenait le petit panitch[10] qui tendait avidement vers lui ses petits bras.
Une heure après, la mère, désirant jeter un coup d’œil sur son Piétroussia endormi, ne le trouva plus au lit. Au premier moment elle eut peur, mais bientôt l’instinct maternel lui souffla où il fallait aller chercher le garçonnet.
Jokhime devint tout confus quand, s’étant arrêté pour reprendre haleine, il vit subitement dans l’écurie sa bonne maîtresse. Elle était là, évidemment depuis quelques instants déjà, écoutant son jeu et regardant l’enfant qui s’était assis sur le lit, enveloppé de la demi-pelisse de Jokhime, et continuait toujours à prêter une oreille avide à la chanson interrompue.
Dès lors, chaque soir, le garçonnet allait trouver Jokhime dans l’écurie. L’idée ne lui venait même pas de prier Jokhime de jouer quelque chose dans la journée. Il semblait que l’agitation et le mouvement du jour excluaient de son imagination la possibilité de ces douces mélodies. Mais aussitôt que le crépuscule tombait sur la terre, Pierre éprouvait une impatience fébrile. Le thé du soir et le souper n’étaient pour lui qu’une indication lui annonçant que l’instant désiré approchait, et la mère, qui d’instinct n’aimait pas ces séances musicales, ne pouvait cependant défendre à son cher enfant de courir chez le palefrenier et de passer avec lui à l’écurie deux heures au moins avant de se coucher.
Ces heures étaient à présent pour le jeune garçon les moments les plus heureux de la journée, et la mère constatait avec une cuisante jalousie que les impressions du soir agissaient encore sur l’enfant pendant la journée suivante, qu’à ses caresses même il ne répondait plus avec le même amour et que jusque dans ses bras, jusque sous ses baisers, il se ressouvenait, avec un air pensif, de la chanson savourée la veille.
Alors elle se rappela que, les années auparavant, dans la pension de Mme Radietzky, elle étudiait, entre autres arts d’agrément, la musique. Il va sans dire qu’en vérité ce souvenir n’était pas des plus agréables, car il se liait avec celui d’une maîtresse de piano, Mlle Klaps, une vieille fille allemande, très maigre, très prosaïque et surtout très sévère. Cette demoiselle, extrêmement bilieuse, qui cassait très habilement les doigts de ses élèves, pour leur donner la souplesse nécessaire, tuait en même temps chez ses pupilles, avec un succès remarquable, tout sentiment de la poésie musicale. La seule présence de Mlle Klaps, grâce à ses procédés pédagogiques, la remplissait d’effroi et lui était insupportable. Voilà pourquoi, une fois sortie de la pension, et même quand elle fut mariée, Anna Mikhaïlovna n’eut même pas l’idée de reprendre ses exercices musicaux. Mais à présent, en écoutant le flûtiste petit-russien, elle sentait s’éveiller dans son âme, avec la jalousie, le sentiment de la mélodie, et l’image de la maîtresse allemande disparaître peu à peu. Le résultat fut que Mme Popielsky pria son mari de faire venir un piano de la ville.
— Comme tu voudras, ma colombe, répondit le mari exemplaire. Il me semblait que tu n’aimais pas trop cet instrument...
Le même jour, une lettre était envoyée à la ville, mais jusqu’au moment où le piano put être acheté et amené dans la maison, il devait se passer au moins deux à trois semaines.
Et pendant cet intervalle, chaque soir résonnaient à l’écurie des appels mélodieux, et Pierre y courait, sans même plus demander la permission à sa mère.
L’odeur sui generis de l’écurie se mêlait à l’arôme de l’herbe sèche et à la senteur aiguë des courroies de cuir mégi. Les chevaux mâchaient paisiblement, au bruit léger du foin qu’ils tiraient du râtelier ; quand le flûtiste s’arrêtait pour reprendre haleine, on entendait distinctement, venant du jardin, le murmure des hêtres verts. Le petit Pierre restait assis comme charmé, et écoutait.
Il n’interrompait jamais le musicien, et ce n’était qu’aux moments où celui-ci s’arrêtait lui-même et où le silence régnait pour deux ou trois minutes, que l’enchantement muet du petit garçon faisait place à des transports passionnés. Il tendait ses bras vers le chalumeau, le prenait dans ses mains tremblantes et l’appliquait contre ses lèvres. Et comme, alors, son haleine était entrecoupée, les premiers sons en étaient indécis et chevrotants. Mais peu à peu il commença à se rendre de plus en plus maître de ce simple instrument. Jokhime disposait ses doigts sur les trous, et quoique sa petite main pût à peine les couvrir, il s’habitua néanmoins assez vite aux sons de la gamme. Et chaque note avait pour lui sa physionomie particulière, son caractère propre ; il savait déjà dans lequel de ces trous vivait chacun de ces sons, d’où il fallait le faire sortir ; et parfois, quand, sous les doigts de Jokhime, naissait quelque simple mélodie, les doigts de l’enfant commençaient aussi à remuer. Il se représentait avec une évidence complète les tons successifs disposés à leur place habituelle.
Enfin, au bout de trois semaines, le piano arriva de la ville. Pierre était dans la cour et écoutait anxieusement le va-et-vient des ouvriers qui se préparaient à entrer dans l’appartement « la musique » qui venait d’arriver. Elle était évidemment bien pesante, car au moment où l’on commençait à l’enlever, le chariot craquait et les hommes soufflaient et respiraient péniblement. Ils se mirent en marche, à pas cadencés et lourds, et, à chacun de leurs pas, quelque chose d’étrange résonnait, grondait et tintait au-dessus de leurs têtes. Lorsqu’on déposa par terre, au salon, cette singulière « musique », elle fit de nouveau retentir un grondement sourd, comme si elle menaçait quelqu’un de sa puissante colère.
Tout cela produisait sur Pierre une impression voisine de la peur, et ne prédisposait guère l’enfant en faveur du nouvel hôte inanimé, mais courroucé. Il était allé dans le jardin et n’entendit pas les hommes installer l’instrument, et le pianiste arrivé de la ville le remonter avec sa clef, essayer les touches et accorder les cordes, en fil de fer. Ce ne fut que quand tout fut fini que la mère fit appeler Pierre.
À présent, armée d’un instrument viennois sorti du meilleur atelier, Anna Mikhaïlovna était sûre d’avance de triompher du simple chalumeau rustique. Elle était sûre que Pétia[11] oublierait maintenant et l’écurie et le flûtiste, et que toutes ses joies, c’est d’elle qu’il les recevrait. Elle jeta un coup d’œil joyeux sur l’enfant et sur Jokhime qui entraient timidement avec Maxime. Le valet d’écurie, qui avait demandé la permission d’écouter la « musique d’au-delà des mers », se tenait près de la porte, les yeux craintivement fixés sur le plancher et laissant pendre son toupet[12]. Quand l’oncle Maxime et Pétia eurent pris place sur la chaise longue, Anna Mikhaïlovna donna subitement un coup sur les touches du piano.
Elle jouait un morceau qu’elle avait appris en perfection dans la pension de Mme Radietzky, sous la direction de Mlle Klaps. C’était quelque chose de pas trop bruyant, mais d’assez compliqué, et qui demandait une souplesse notable des doigts. Au concours de fin d’année, Anna avait reçu pour ce morceau des éloges mérités qui s’adressaient moins à elle-même qu’à sa maîtresse de piano. À présent la jeune femme le jouait dans le dessein de remporter une autre victoire : celle d’attirer plus près d’elle le cœur de son fils, qu’avait conquis le chalumeau du petit-russien.
Cette fois, cependant, ses espérances furent déçues. L’instrument viennois n’était pas de taille à se mesurer avec la branche de saule de l’Ukraine[13]. Il est vrai que l’instrument viennois avait pour lui des moyens puissants, un bois précieux, des cordes excellentes, le rare travail d’un ouvrier viennois, la richesse d’un vaste registre. Mais le chalumeau de l’Ukraine, lui aussi, trouva, en revanche, puisqu’il était chez lui, des alliés dans la nature même de l’Ukraine natale.
Avant que Jokhime l’eût coupé avec son couteau, qu’il eût brûlé le cœur du bois avec un morceau de fer rougi, il se balançait ici, au bord de la petite rivière natale que l’enfant connaissait depuis si longtemps ; il était caressé par le même soleil de l’Ukraine, éventé par le même vent que l’enfant, jusqu’au moment où l’œil perçant du flûtiste l’avait remarqué sur le bord escarpé, creusé par les eaux. Et à présent le nouveau venu avait de la peine à lutter contre un simple chalumeau local, parce que celui-ci s’était révélé à l’aveugle à l’heure douce de l’assoupissement, dans le murmure mystérieux de la nuit, au frôlement des hêtres qui s’endormaient au sein même de la nature natale.
Mme Popielsky était également loin d’avoir la force de Jokhime. Il est vrai que ses doigts fins étaient plus agiles et plus souples ; la mélodie qu’elle jouait était plus savante et plus riche, et Mlle Klaps s’était donné beaucoup de peine pour former son élève. Mais, en revanche, Jokhime avait le sentiment musical inné, il aimait et souffrait ; il s’adressait, avec son amour et son chagrin, à sa nature natale : c’était cette nature qui lui apprenait ses airs simples, aussi bien que les bruits de la forêt, le doux bruissement des herbes dans les steppes, et la mélancolique, la vieille chanson qu’il avait entendue dans le temps au-dessus de son berceau d’enfant.
Oui, l’instrument viennois avait de la peine à vaincre le chalumeau du petit-russien. Une minute ne s’était pas encore écoulée que l’oncle Maxime frappa tout à coup rudement de sa béquille contre le plancher. Quand Anna Mikhaïlovna tourna la tête de son côté, elle vit sur le visage pâli de Pierre la même expression qu’avait l’enfant gisant sur l’herbe, le jour mémorable de la première promenade du printemps.
Jokhime regarda le petit aveugle avec sollicitude, et jetant un coup d’œil dédaigneux sur la « musique allemande », il se retira, en faisant sonner fortement ses gros souliers sur le plancher du salon.
Cet insuccès coûta à la pauvre mère beaucoup de larmes et quelque honte. Comment, elle « la gracieuse Mme Popielsky », qui avait entendu le tonnerre des applaudissements d’un « public choisi », se sentir aussi cruellement vaincue, et par qui ? par un simple valet d’écurie, avec son stupide chalumeau ! Quand elle se rappelait le regard dédaigneux du Petit-Russien, après son concert manqué, les couleurs de la colère conviaient son visage, et elle détestait sincèrement « ce dégoûtant valet ».
Et cependant, chaque soir, quand, son fils s’en allait à l’écurie, elle ouvrait la fenêtre, s’y accoudait et prêtait avidement l’oreille. D’abord elle écoutait avec un sentiment de dédain irrité, uniquement préoccupée de saisir le côté ridicule de ce « sot gazouillement » ; mais petit à petit — sans même s’en rendre compte elle-même — le « sot gazouillement » commençait à s’emparer de son attention, et elle s’absorbait dans ces mélodies tristement rêveuses. En se reprenant, elle se demandait en quoi consistait leur attrait, le secret de leur charme : et peu à peu ces soirées bleues, les ombres indéfinies du crépuscule et l’admirable harmonie de la chanson avec la nature résolvaient cette question.
— Oui, pensait-elle à part soi, vaincue et conquise à son tour, il y a là un sentiment vrai, tout à fait particulier, une poésie pénétrante qu’on n’apprend pas dans les cahiers de musique.
Et c’était la vérité. Le secret de cette poésie consistait dans cette merveilleuse union entre le Passé, mort depuis longtemps, et la Nature, éternellement vivante, éternellement parlante au cœur de l’homme, la Nature, témoin de ce Passé. Et lui, le rude moujik aux bottes cirées de goudron, aux mains calleuses, portait en lui cette harmonie, ce vivant sentiment de la Nature !
Et elle s’avouait que la fière panny[14] s’effaçait devant le valet d’écurie. Elle oubliait et ses rudes vêtements et son odeur de goudron ; et à travers les rythmes touchants de la chanson, elle se rappelait son visage débonnaire, avec une expression douce, des yeux gris et ce sourire timide et fin au-dessous de ses longues moustaches. De temps en temps la colère colorait de nouveau le visage et les tempes de la jeune femme : elle sentait que, dans la lutte pour le cœur de son enfant, elle s’était mise au niveau de ce valet, sur le même pied, et que c’était lui, le valet, qui avait vaincu.
Et les arbres bruissaient au-dessus d’elle dans le jardin ; la nuit commençait à allumer, de plus en plus nombreux, ses feux dans l’azur du ciel, et répandait sur la terre une obscurité bleuâtre. En même temps, dans l’âme de la jeune femme, les mélodies de Jokhime versaient un chagrin brûlant. Elle s’humiliait chaque jour davantage et apprenait de mieux en mieux à posséder le secret simple de la poésie pure, innée et sans artifice.
Oui, le moujik Jokhime éprouvait un sentiment vif et sincère ! Et elle ? Était-il possible qu’elle n’eût pas une parcelle de ce sentiment ? Mais alors pourquoi est-ce donc qu’elle sent une telle chaleur dans sa poitrine, que son cœur bat d’une façon si inquiétante et que les larmes sont prêtes, malgré elle, à jaillir de ses yeux ? N’est-ce pas le sentiment, le sentiment intense de l’amour pour son enfant aveugle et déshérité qui s’éloigne d’elle pour courir vers Jokhime, et auquel elle ne sait pas procurer un plaisir aussi vif ?
Elle se rappelait l’expression de douleur provoquée par son jeu sur le visage du garçon ; alors des larmes brûlantes coulaient de ses yeux, et elle avait peine à contenir les sanglots qui lui étreignaient la gorge. Pauvre mère ! La cécité de son enfant était devenue son éternelle infirmité incurable, à elle aussi. Elle se traduisait par sa tendresse exagérée et maladive, par ce sentiment qui l’absorbait tout entière et qui liait, par mille fibres invisibles, son cœur endolori au cœur souffrant de son enfant. C’est pourquoi des choses qui, chez une autre personne, n’auraient provoqué qu’un peu de dépit, — cette étrange rivalité avec un flûtiste petit-russien, — étaient pour elle une source de souffrances intolérables.
Ainsi passait le temps, sans soulagement pour elle, mais en revanche non sans quelque utilité : elle commença à sentir en elle les afflux du même sentiment vif de la mélodie et de la poésie qui l’avait si vivement charmée dans le jeu de Jokhime. Alors l’espoir renaquit dans son cœur. Sous l’influence de subits accès de confiance en soi-même, elle s’approcha plusieurs fois par jour de son instrument et en souleva le couvercle, avec l’intention d’étouffer, sous l’ouragan terrible des touches, le faible chalumeau. Mais, à chaque fois, un sentiment d’incertitude et de pudique appréhension l’en empêchait. Elle se rappelait le visage de son enfant souffrant et le regard dédaigneux de Jokhime, et ses joues brûlaient de honte, dans la nuit, et sa main se bornait à voltiger sur les touches avec une avidité effrayée.
Néanmoins, de jour en jour l’intime conscience de sa force augmentait en elle, et, choisissant un moment où l’enfant jouait entre chien et loup dans une allée éloignée ou était à se promener, elle se mettait devant le piano. Elle ne fut point trop satisfaite de ses premiers essais : ses mains n’obéissaient pas à sa conception musicale, les sons de l’instrument paraissaient d’abord étrangers à la disposition de son âme. Mais petit à petit cette disposition se reflétait en eux avec une aisance et une ampleur croissantes. Les leçons du Petit-Russien n’étaient pas perdues, et son aident amour maternel, sa subtile intuition de ce qui empoignait par excellence le cœur de son enfant, lui permirent de s’assimiler bien vite ces leçons. À présent ses mains ne jouaient plus des compositions compliquées et bruyantes, des morceaux classiques : c’était une douce chanson, une triste rêverie de l’Ukraine qui résonnait et pleurait dans les pièces sombres, attendrissant son cœur maternel.
Enfin, elle acquit assez d’assurance pour entrer en lutte ouverte avec son adversaire : et voilà que, chaque soir, commença à s’engager, entre la demeure seigneuriale et l’écurie de Jokhime, un étrange concours. Les trilles changeants du chalumeau s’envolaient doucement de la remise au toit de chaume, et à leur rencontre, venant des fenêtres grandes ouvertes du château qui reflétaient à travers le feuillage des hêtres la lumière de la lune, couraient les accords charmants et pleins du piano.
D’abord, ni Piétroussia ni Jokhime ne voulaient faire attention à cette musique « artificieuse » de la maison du maître — musique contre laquelle ils étaient prévenus. L’aveugle fronçait même les sourcils et stimulait avec impatience Jokhime quand l’autre s’arrêtait.
— Eh ! joue donc, joue !...
Mais trois jours ne s’étaient pas écoulés, que ces arrêts devinrent de plus en plus fréquents. Jokhime mettait à chaque instant son chalumeau de côté et commençait à prêter l’oreille avec une attention de plus en plus grande ; et pendant les pauses, le jeune garçon, lui aussi, s’oubliait à écouter et ne pensait plus à stimuler son ami. Enfin, Jokhime prononça d’un air pensif :
— Tiens, mais c’est magnifique !... Alors, voilà donc comment il est, cet instrument-là !...
Et puis, de l’air pensif et distrait d’un homme qui écoute quelque chose avec attention, il prit l’enfant dans ses bras et traversa avec lui le jardin, en se dirigeant vers la fenêtre ouverte.
Il s’imaginait que « Madame » jouait pour son propre plaisir et ne s’inquiétait pas d’eux. Mais Anna Mikhaïlovna comprenait que le chalumeau rival s’était tu ; elle entrevoyait sa victoire, et son cœur battait de joie.
En même temps sa colère contre Jokhime tombait complètement. Elle était heureuse et reconnaissait que c’était à lui qu’elle était redevable de ce bonheur. Il lui avait appris à reconquérir son enfant ; et si désormais son fils allait recevoir d’elle des trésors entiers de nouvelles impressions, c’est à lui, le moujik flûtiste, leur maître commun, qu’ils devraient tous les deux en savoir gré.
La glace était rompue. Le lendemain, Piétroussia pénétra avec une curiosité craintive dans le salon, où il n’était pas entré depuis le moment où s’y était installé « l’hôte de la ville » qui lui avait paru si méchant et si criard. Maintenant, ses mélodies de la veille avait conquis l’ouïe du garçonnet et modifié ses rapports avec l’instrument. Avec les derniers vestiges de son ancienne timidité, il s’approcha de la place où se trouvait le piano, s’arrêta à une certaine distance, et prêta l’oreille. Il n’y avait personne dans le salon. La mère était assise avec son ouvrage dans l’autre pièce, et, retenant sa respiration, le regardait, admirant chacun de ses mouvements, chaque changement d’expression qui survenait sur le visage nerveux de l’enfant.
Il tendit de loin sa main, il toucha la surface polie de l’instrument, et se retira aussitôt en arrière, timidement. Après avoir répété cette expérience deux ou trois fois, il s’approcha davantage et se mit à étudier soigneusement le piano, se penchant jusqu’à terre pour en tâter les pieds, et faisant le tour de tous ses côtés libres. Enfin sa main tomba sur les touches lisses.
Le son faible d’une corde résonna, indécis. Le garçon écouta pendant longtemps les vibrations déjà abolies pour l’ouïe de la mère ; puis, avec l’expression d’une attention extrême, il frappa la touche suivante. Ensuite, promenant sa main sur tout le clavier, il arriva aux notes élevées. À chaque son il s’arrêtait un peu de temps ; et un à un, ils vacillaient, vibraient et mouraient dans l’espace. Le visage de l’aveugle exprimait, avec une tension excessive, un plaisir extrême ; il était évident qu’il admirait chaque son en particulier ; et déjà, dans ce délicat souci des sons élémentaires, parties constituantes d’une future mélodie, se révélait comme un tempérament d’artiste.
Mais en même temps il apparaissait que l’aveugle attribuait en outre des qualités propres à chacun des sons : et lorsque, sous ses mains, jaillissait une note gaie et éclatante du haut registre, il levait son visage animé comme pour saluer au vol cette note sonore qui fusait. Par contre, à la vibration sourde, profonde et à peine perceptible d’une note basse, il penchait l’oreille ; il lui semblait que cette note profonde allait rouler sur le plancher, s’éparpiller et se perdre dans les coins éloignés de l’appartement.
L’oncle Maxime ne faisait que tolérer toutes ces expériences musicales. Si étrange que cela put paraître, le penchant du garçonnet, si clairement manifesté, déterminait chez l’invalide un double sentiment. D’un côté, cette violente inclination indiquait indubitablement que l’enfant était doué de capacités musicales réelles, et présageait en partie l’avenir qui pouvait lui être réservé. D’un autre côté, à cette constatation s’ajoutait, dans le cœur du vieux soldat, une vague impression de désenchantement.
— Certainement, raisonnait Maxime, la musique est une grande force qui permet de dominer les cœurs de la foule. Aveugle, il va cependant rassembler autour de lui des centaines de petits-maîtres et de dames parées ; il va jouer pour eux des valses, des nocturnes, que sais-je encore ? — à dire la vérité, les connaissances musicales de Maxime n’allaient pas au delà de ces valses et de ces nocturnes, — tandis qu’eux essuieront leurs larmes avec leurs mouchoirs. Eh ! le diable m’emporte ! ce n’est pas cela que j’aurais désiré ; mais que faire ? Le petiot est aveugle ; qu’il devienne donc ce qu’il pourra devenir. Mais tout de même, j’aurais mieux aimé qu’il se tournât au moins vers le chant. La chanson ne parle pas à l’ouïe seule pour nous plonger dans un attendrissement indéfinissable : elle suggère des images, réveille la pensée dans la tête et le courage dans le cœur.
— Ohé ! Jokhime, dit-il un soir en entrant à la suite de Pierre dans la remise, laisse donc là, pour une fois au moins, ton chalumeau ! C’est bon pour les gamins de la rue ou pour les bergers dans les champs ; mais toi, tu es tout de même un homme, quoique cette stupide Maria ait fait de toi un vrai veau. Fi ! j’en ai honte pour toi, je t’assure ! La jeune fille s’est détournée de toi, et toi tu en perds la tête ! Tu ne fais que siffler comme une caille dans sa cage !
En écoutant ce long discours de Maxime irrité, Jokhime souriait, dans l’obscurité, de son courroux sans cause. La comparaison des gamins et des bergers avait seule fait naître en lui le sentiment d’une légère offense.
— Ne dites pas cela, notre maître, commença-t-il. Il n’y a pas un seul berger de l’Ukraine qui possède un chalumeau pareil... Les autres ne sont que des appeaux, tandis que celui-ci... Mais écoutez plutôt.
Il boucha de ses doigts tous les trous de son instrument, et prit deux tons en octave, en faisant admirer la plénitude des sons.
Maxime cracha en signe de dédain.
— Peuh ! que le ciel me pardonne ! Mais il est donc complètement abruti, ce gars ! Que m’importe ton chalumeau ? Ils sont tous les mêmes, les chalumeaux, et les femmes aussi, et ta Maria avec. Tu aurais mieux fait de nous chanter une chanson, si tu peux, une bonne chanson de nos pères ou de nos grands-pères.
Maxime Iatzenko, petit-russien lui-même, était un homme simple dans ses rapports avec les domestiques et les moujiks. Il criait et grondait souvent, mais en quelque sorte d’une façon inoffensive, et c’est pourquoi la domesticité lui parlait fort librement, quoique de façon respectueuse.
— Et pourquoi pas ? répondit Jokhime à la proposition du seigneur. Moi aussi je chantais dans le temps, et pas plus mal que les autres... Mais peut-être notre chanson paysanne ne sera pas non plus à votre goût, bârine[15], ajouta-t-il pour piquer son interlocuteur.
— Ne plaisante donc pas, mon garçon ! dit Maxime. Une bonne chanson ne peut pas être comparée à un air de chalumeau, pourvu qu’elle soit bien chantée. Écoutons, Piétroussia, la chanson de Jokhime. La comprendras-tu seulement, mon petit ?
— Est-ce que ce sera une chanson de valet[16] ? demanda le petit garçon. Je comprends ce langage.
Maxime soupira.
— Eh ! mon petit ! Ce ne sont point des chansons de valet... Ce sont les chansons d’un peuple libre et fort. Tes aïeux maternels les chantaient dans les steppes, sur le Dnieper, sur le Danube et sur la mer Noire... Tu les comprendras un jour. Mais, pour le moment, je crains autre chose...
En effet, Maxime craignait qu’une autre chose ne demeurât inintelligible à l’enfant. Il pensait que les vives images de ces chansons ont absolument besoin des sensations optiques pour pouvoir parler au cœur. Il craignait que l’ignorante et obscure cervelle de l’enfant ne fût pas en état de s’assimiler le langage figuré de la poésie populaire. Il oubliait que les anciens baïans[17], les cobzars[18] et les joueurs de bandoura étaient pour la plupart des aveugles. Il est vrai de dire que souvent c’était une vie misérable ou quelque mutilation qui forçait un estropié à prendre une guitare ou une mandore pour obtenir, grâce à elle, en mendiant, le pain quotidien. Mais tous n’étaient pas des mendiants ou des ouvriers aux voix nasillardes, et tous n’avaient pas perdu la vue dans la vieillesse. Sans doute, la cécité couvre le monde visible d’un voile qui enveloppe aussi le cerveau en embarrassant et en entravant son travail ; cependant, grâce aux images héréditaires, grâce aux impressions reçues par d’autres voies, le cerveau crée dans l’obscurité un univers à part, triste, désolé et sombre, mais qui n’est pas dépourvu d’une poésie confuse et originale.
Maxime et le petit aveugle s’assirent sur le foin, tandis que Jokhime s’étendait sur son banc (cette pose correspondait le mieux à son inspiration poétique) et, après avoir réfléchi un instant, il entama sa chanson. Fut-ce par hasard, ou grâce à son instinct délicat, mais le choix en était bon. Il s’arrêta au tableau historique :
Là-haut, là, sur la montagne
Moissonnent les moissonneurs...
Quiconque a entendu cette belle chanson populaire, bien rendue, en a certainement gardé, gravé dans sa mémoire, l’air étrange, aux notes élevées et traînantes, comme voilé par la mélancolie d’un souvenir historique. Elle ne célèbre ni grands événements, ni batailles sanglantes, ni exploits héroïques. Ce ne sont même pas les adieux d’un Cosaque à sa fiancée, ni une incursion hardie, ni une expédition en canots sur la mer libre ou sur le Danube. Ce n’est qu’un tableau passager, ressuscité pour un instant dans les souvenirs d’un Petit-Russien, comme un rêve obscur, comme un fragment de songe d’un passé reculé. Au beau milieu de sa vie journalière et commune renaissait tout à coup, dans son imagination, ce tableau confus, vague, voilé de cette mélancolie particulière qu’exhalent les anciens jours de notre patrie, depuis longtemps disparus. Disparus, mais non pas sans laisser de trace, comme l’attestent les hauts tertres tumulaires où gisent les ossements des Cosaques, où à minuit s’allument des feux follets, où s’entendent des gémissements profonds, — comme l’attestent la tradition populaire et la vieille chanson qui se chante de moins en moins :
Là-haut, là, sur la montagne,
Moissonnent les moissonneurs,
Et là-bas, là, à ses pieds,
Dans la verte campagne
Où des sabots résonnent,
Passent les Cosaques,
Passent les Cosaques !...
Maxime s’oubliait en écoutant cet air mélancolique. Dans son imagination, évoqué par l’admirable mélodie si merveilleusement adaptée au sujet de la chanson, ce tableau surgissait, comme éclairé par les reflets incertains du soleil couchant... Dans les champs paisibles, sur la montagne, silencieusement courbées sur la moisson, se profilent les silhouettes des moissonneurs. Et en bas des détachements passent, un à un, muets et se confondant avec les ombres crépusculaires de la vallée.
En tête de tous vient Dorochenko[19],
Menant son armée, l’armée des Zaporogues,
La vaillante.
Et la note traînante de la chanson, voix du passé, vacille, résonne et se perd dans les airs, pour retentir de nouveau et évoquer, d’entre les ténèbres, des injures toujours nouvelles...
L’enfant écoutait avec un visage triste et assombri. Quand le chanteur chantait la montagne où moissonnent les moissonneurs, son imagination transportait immédiatement Piétroussia sur le sommet de la falaise qu’il connaissait. Il la reconnaissait à la petite rivière qui clapotait à ses pieds, aux chocs légers des vagues contre les pierres. Il savait déjà ce que c’est qu’un moissonneur ; il entendait le bruit des faucilles et le murmure des épis tombants.
Et quand la chanson disait ce qui se passait au pied de la montagne, l’imagination du petit aveugle le transportait immédiatement du sommet dans la vallée.
Le bruit des faucilles se tait, mais l’enfant sait que les moissonneurs sont là, sur la montagne, qu’ils y sont restés, mais qu’on ne les entend pas, parce qu’ils sont en haut, aussi haut que les sapins, dont il entendait le bruit quand il se trouvait au pied de la falaise. Et là-bas, près du fleuve, résonne le trépignement égal et multiplié du sabot des chevaux... Ils sont nombreux ; un bruit sourd et confus gronde là, dans l’obscurité, au pied de la montagne. Ce sont les Cosaques qui passent.
Il sait également ce que c’est qu’un Cosaque. Tout le monde donne au vieux Khvedko[20], qui passe de temps en temps à la métairie, le surnom de « vieux Cosaque ». Plus d’une fois il a pris Piétroussia sur ses genoux, caressé ses cheveux d’une main tremblante. Et quand le garçonnet, selon son habitude, lui tâtait le visage, il distinguait, de ses doigts fins, des rides profondes, de grandes moustaches pendantes et des. larmes sur les joues creuses du vieillard. C’est ainsi que le petit aveugle se représentait les Cosaques, sous l’influence des sons traînants de la chanson, là, au pied de la montagne, dans la verte « campagne ». Ils chevauchent sur leurs coursiers, tous aussi moustachus, aussi courbés, aussi vieux que Khvedko. Ils avancent lentement dans l’obscurité, comme des ombres sans forme, et pleurent juste comme Khvedko, peut-être parce que sur la montagne, aussi bien que sur la vallée, planent et soupirent les tristes et lentes notes de la chanson de Jokhime, — la chanson sur l’insouciant Cosaque qui laissa là sa jeune femme pour aller guerroyer.
Maxime n’eut besoin que d’un coup d’œil pour constater que la nature délicate de l’enfant était accessible, malgré la cécité, aux images poétiques suggérées par une chanson.
Grâce au régime institué sur le plan de Maxime, l’aveugle était livré, en tout et partout où c’était possible, à ses propres ressources, et cela amena les meilleurs résultats. À la maison, il n’avait nullement l’air d’un infirme : il marchait toujours d’un air assuré, faisait lui-même sa chambre, tenait dans un certain ordre ses joujoux et ses effets. En dehors de cela, autant qu’il était possible, Maxime n’oubliait pas les exercices physiques ; l’enfant avait, exprès pour lui, un trapèze, et quand il eut cinq ans passés, Maxime fit cadeau à son neveu d’un petit cheval fort doux.
La mère ne pouvait d’abord se faire à la pensée que son enfant aveugle pût monter à cheval, et elle taxait de folie le projet de son frère. Mais l’invalide usa de toute son influence, et deux ou trois mois plus tard, le petit garçonnet galopait gaîment à côté de Jokhime, qui n’intervenait qu’aux détours.
De cette façon, la cécité n’empêcha pas le développement physique régulier de l’enfant, et son influence sur le moral de Piétroussia fut grandement atténuée. Pour son âge, il était élancé et svelte ; son visage était un peu pâle, ses traits fins et expressifs. Ses cheveux bruns faisaient ressortir encore davantage la blancheur de son teint, et ses grands yeux noirs et presque immobiles lui donnaient une expression caractéristique qui enchaînait, en quelque sorte, immédiatement l’attention. Un léger pli au-dessus des sourcils, l’habitude d’avancer un peu en avant la tête, les nuages qui, de temps à autre, assombrissaient sa jolie figure, — c’étaient là les seuls indices de sa cécité. Ses mouvements dans un milieu connu de lui étaient assurés, mais on pouvait néanmoins remarquer que sa vivacité naturelle était étouffée et ne se manifestait que de temps à autre, par d’assez brusques effusions nerveuses.
Maintenant, les impressions de l’ouïe prenaient définitivement dans la vie de l’aveugle une influence prépondérante ; les formes acoustiques devinrent les formes principales de sa pensée, le centre de son travail intellectuel. Il apprenait les chansons en écoutant avec attention les airs qui le captivaient, s’en assimilait le sujet, qu’il colorait, à sa guise, d’une mélodie tantôt triste, tantôt gaie, tantôt rêveuse. Il saisissait encore plus attentivement les voix de la nature environnante, et, en confondant ses impressions confuses avec les mélodies natales, il savait de temps à autre les généraliser par une improvisation libre, dans laquelle il était difficile de reconnaître où finissait la mélodie populaire familière à l’oreille et où commençait sa puissance créatrice propre. Lui-même ne pouvait non plus séparer dans ses chansons ces deux éléments, tellement ils étaient confondus l’un et l’autre. Il apprenait vite tout ce que lui enseignait sa mère, qui lui montrait à toucher du piano ; mais il aimait aussi le chalumeau de Jokhime. Le piano était plus riche, plus sonore et plus puissant ; mais il était confiné dans l’appartement, tandis que le chalumeau, il pouvait le prendre avec soi quand il allait dans les champs : et là, ses modulations se mêlaient si intimement avec les légers soupirs du steppe, que parfois Piétroussia ne pouvait se rendre compte si c’était le vent qui lui apportait du lointain ces vagues rêveries, ou si c’était lui-même qui les exhalait de son chalumeau.
Cette passion pour la musique était devenue le pivot de son développement intellectuel ; elle remplissait et variait son existence. Maxime en profitait pour faire connaître à l’enfant l’histoire de son pays ; elle passa entière, devant l’imagination de l’aveugle, tout imprégnée des sons. Après s’être intéressé aux chansons, il s’intéressait à leurs héros, à leur sort, et à celui de sa patrie. Il prit ainsi le goût de la littérature, et quand l’enfant eut achevé sa huitième année, Maxime aborda les premiers rudiments. Ses leçons habiles (Maxime avait dû pour cela étudier les procédés spéciaux de l’enseignement des aveugles) plaisaient beaucoup à l’élève. Elles introduisaient dans son âme un nouvel élément, la précision et la clarté, qui contrebalançaient ses sensations musicales trop confuses.
De cette façon, la journée du garçonnet était entièrement remplie ; on ne pouvait se plaindre de la pauvreté des impressions qu’il ressentait. Il semblait qu’il vécut d’une vie pleine, autant qu’il est possible à un enfant ; et il semblait aussi qu’il ne s’aperçût pas de sa cécité.
Mais en même temps une mélancolie étrange et qui n’avait rien d’enfantin se faisait jour à travers son caractère. Maxime l’attribuait à l’absence de compagnons de son âge et tâchait de remédier à cet inconvénient.
Les garçons du village qu’on invitait à la métairie faisaient les sauvages et ne pouvaient déployer librement toutes leurs ressources. Outre que ce milieu étranger leur en imposait, ils étaient trop troublés par la cécité du panitch[21]. Ils jetaient sur lui des coups d’œil craintifs, et serrés en un seul groupe, ils se taisaient ou se parlaient tout bas timidement l’un à l’autre. Quand on laissait les enfants seuls dans le jardin ou dans le champ, ils devenaient plus dégourdis, organisaient des jeux ; mais dans ces, occasions, l’aveugle était toujours mis de côté et ne prêtait qu’assez tristement l’oreille au gai tapage de ses petits camarades.
De temps en temps Jokhime rassemblait autour de lui les enfants et se mettait à leur narrer des contes joyeux. Les gamins du village, qui connaissaient très bien et le diable petit-russien, un peu niais, et les sorcières méchantes, complétaient ces récits par les leurs propres, et en général ces conversations étaient très animées. L’aveugle les écoutait avec beaucoup d’attention et d’intérêt, mais il riait rarement lui-même. Il était trop évident que l’humour des paroles vivantes demeurait en grande partie lettre morte pour lui, et ce n’était pas étonnant : il ne pouvait voir ni la malice qui flambait dans les yeux des conteurs, ni l’épanouissement de leurs traits, ni le tressaillement de leurs longues moustaches.
Peu de temps avant l’époque qui nous occupe, le petit domaine avoisinant changea de « possesseur »[22]. En place de l’ancien — un homme turbulent qui avait eu un procès même avec le taciturne pan Popielsky à cause de quelque dégât causé par le bétail — vint s’installer dans la métairie voisine le vieux Jaskoulsky avec sa femme. Quoique les deux époux n’eussent pas à eux deux moins de cent ans, ils étaient mariés depuis un temps relativement court, parce que pan Jaskoulsky n’avait pu, pendant de trop longues années, amasser la somme qui était nécessaire pour l’arrentement, et avait dû servir chez les autres en qualité d’intendant ; et sa fiancée avait, de son côté, en attendant, vécu en qualité de dame de compagnie honoraire chez une comtesse N... Enfin, quand l’heureux moment tant désiré fut arrivé, quand le futur se plaça à côté de la future, dans l’église, les cheveux et les moustaches de l’époux étaient complètement gris ; le visage de la fiancée, que la pudeur colorait, était également encadré de boucles argentées.
Cette circonstance n’empêcha pas cependant le bonheur conjugal, et le fruit de cet amour tardif fut une fille unique qui avait alors presque l’âge de notre petit aveugle. S’étant arrangé, sur le déclin de leurs jours, un petit coin à eux, ils pouvaient relativement se croire maîtres absolus ; les deux vieillards y vécurent tranquillement et modestement, comme pour se dédommager, par le calme et la solitude, des années laborieuses de leur vie pénible « chez des étrangers ». Leur premier arrentement se trouva être assez peu avantageux, et ils durent diminuer leur train de maison. Mais à leur nouvelle place, ils purent s’installer immédiatement à leur fantaisie. Dans le coin occupé par les icônes encadrées de lierre, la vieille dame plaça, avec la palme et la gromnitza[23], quelques petits sacs contenant des herbes et des racines, à l’aide desquelles elle traitait son mari et les moujiks avec les paysannes qui venaient la consulter. Ces herbes remplissaient toute la maison d’un arôme particulier et spécial, qui restait étroitement lié, dans la mémoire de chaque visiteur, avec le souvenir de cette petite maison proprette, de son calme et de son ordre, et des deux vieillards qui y vivaient d’une vie fort tranquille pour notre époque.
Dans la société de ces deux vieillards grandissait leur fille unique, toute mignonne, avec une longue tresse blonde et des yeux bleus, et qui, à première vue, frappait tout le monde par l’air étonnamment réfléchi de sa physionomie. Il semblait que la placidité des parents se fût répercutée dans le caractère de la fille par un bon sens au-dessus de son âge, par une gracieuse quiétude des mouvements ; par la rêverie et la profondeur de ses yeux bleus. Elle ne fuyait jamais les étrangers, n’évitait pas de faire connaissance avec les enfants et de prendre part à leurs jeux. Mais elle s’y prêtait avec une condescendance évidente, comme si, pour elle personnellement, elle n’en eût pas besoin. Et, en effet, elle se contentait parfaitement de sa propre société, se promenant, cueillant des fleurs, conversant avec sa poupée, le tout d’un air tellement posé, que parfois vous auriez pensé avoir devant vous, non point une enfant, mais une petite femme en miniature.
Un jour Piétroussia se trouvait tout seul sur la petite colline, près de la rivière. Le soleil se couchait, tout était calme ; on n’entendait dans l’air que le beuglement, adouci par la distance, des troupeaux rentrant dans le village. L’enfant venait de quitter son chalumeau ; il s’était couché sur l’herbe, et se laissait envahir par la langueur assoupissante de cette soirée d’été. Il s’ensommeillait depuis un instant, quand tout à coup des pas légers le tirèrent de son assoupissement. Il s’accouda avec humeur et prêta l’oreille. Les pas s’arrêtèrent au pied de la colline. La démarche lui était inconnue.
— Petit garçon ! fit soudain une voix enfantine, ne saurais-tu pas qui est-ce qui vient de jouer ici de la flûte ?
L’aveugle n’aimait pas qu’on troublât sa solitude. Il répliqua donc à la question d’un air peu affable :
— C’était moi !...
Une petite exclamation d’étonnement fut la seule réponse à cette déclaration ; et immédiatement après, la voix de la petite fille ajouta d’un air de franche approbation :
— Comme c’était beau !
L’aveugle ne dit rien.
— Pourquoi ne vous en allez-vous donc pas ? demanda-t-il ensuite, en entendant que l’intruse continuait à rester sur place.
— Pourquoi me chasses-tu donc ? demanda la fillette de sa voix pure et naïvement surprise.
Les sons de cette voix enfantine et calme produisirent une impression agréable sur l’oreille de l’aveugle ; néanmoins, il répondit sur le même ton rude :
— Je n’aime pas qu’on vienne me voir...
La fillette se mit à rire :
— Tiens !... Voyez donc ! Est-ce que le monde entier est à toi, et peux-tu défendre à quelqu’un de marcher sur la terre que tu foules !
— Maman a défendu à tous de venir me déranger ici.
— Maman ? demanda la fillette d’un air fort vif. Et la mienne m’a permis de me promener près de la rivière...
Le jeune garçon, un peu gâté par les concessions que tout le monde lui faisait, n’était point habitué à des résistances si opiniâtres. Une bouffée de colère glissa sur son visage comme une onde nerveuse ; il se souleva et prononça d’un ton rapide et surexcité :
— Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en !...
Il est impossible de savoir comment aurait fini cette scène, si en ce moment la voix de Jokhime n’eût, de la métairie, appelé le jeune aveugle pour le thé. Il descendit en courant la colline.
— Ah ! quel vilain garçon, fit derrière lui la fillette d’un air courroucé.
Le lendemain, assis à la même place, Piétroussia se rappela la querelle de la veille. Dans ce souvenir il n’y avait plus à présent aucun dépit contre la fillette. Au contraire, il désirait même qu’elle revînt, cette fillette à la voix si douce et si tranquille qu’il n’en avait encore jamais entendu de pareille auparavant. Les enfants qu’il connaissait criaient, riaient très fort, se battaient et pleuraient ; mais aucun d’eux ne parlait si doucement. Il regretta d’avoir offensé l’inconnue, qui probablement ne reviendrait jamais.
En effet, pendant trois jours la fillette s’abstint de paraître. Mais le quatrième, Piétroussia perçut ses pas tout en bas, au bord de la rivière. Elle marchait doucement ; les cailloux bruissaient légèrement sous ses pieds, et elle fredonnait à mi-voix une chanson polonaise.
— Écoutez ! appela-t-il, quand elle passa à côté de lui. C’est toujours vous ?
La fillette ne répondit pas. Les cailloux continuaient à crier légèrement sous ses pieds. Dans ce dédain affecté, le garçon crut deviner le ressentiment d’une offense qui n’était pas encore oubliée.
Cependant, après l’avoir dépassé un peu, la petite inconnue s’arrêta. Deux ou trois secondes s’écoulèrent silencieusement. Elle arrangeait en ce moment un bouquet de fleurs des champs qu’elle tenait dans ses mains, tandis que Pierre attendait la réponse. Dans cet arrêt et le silence qui suivit, il vit une nuance de rancune préméditée.
— Est-ce que vous ne voyez pas que c’est moi ? demanda-t-elle enfin avec un grand air de dignité quand elle eut fini d’arranger ses fleurs.
Cette simple question retentit douloureusement dans le cœur de l’aveugle. Il ne répondit rien ; seulement ses mains, appuyées sur le sol, saisirent convulsivement une touffe d’herbe.
Mais la conversation était engagée, et la fillette, se tenant toujours à la même place et occupée à son bouquet, demanda de nouveau :
— Qui est-ce qui t’a appris à jouer si bien du chalumeau ?
— C’est Jokhime, répondit Piétroussia.
— Très bien ! et pourquoi es-tu si méchant ?
— Je... ne suis pas fâché contre vous, dit le garçonnet à voix basse.
— Eh bien ! alors, moi non plus, je ne t’en veux pas. Allons jouer ensemble...
— Je ne saurais pas jouer avec vous, fit-il en baissant la tête.
— Tu ne sais pas jouer ?... Pourquoi ?
— Parce que...
— Mais pourquoi donc ?
— Parce que... répondit-il d’une voix à peine perceptible et en baissant encore plus la tête.
Il n’avait jamais eu encore l’occasion de parler avec quelqu’un de sa cécité, et le ton naïf de la fillette qui lui posait ces questions avec une insistance si simple éveillait en lui une douleur sourde.
L’inconnue gravit la petite colline.
— Comme tu es drôle, fit-elle avec une pitié condescendante, en s’asseyant sur l’herbe à côté de lui. Cela tient sans doute à ce que tu ne me connais pas encore. Lorsque tu me connaîtras mieux, tu cesseras de me craindre. Et moi, je ne crains personne.
Elle parlait d’une voix claire et insouciante et le garçonnet l’entendit jeter dans son tablier une gerbe de fleurs.
— Où avez-vous pris ces fleurs ? demanda-t-il.
— Là, dit-elle, en indiquant d’un signe de tête un point derrière elle.
— Dans le pré ?
— Non, là.
— Par conséquent dans le bois. Et quelles sont ces fleurs ?
— Est-ce que tu ne connais pas les fleurs ?... Comme tu es étrange... je t’assure, tu es étrange...
Le petit aveugle prit une fleur. Ses doigts touchèrent rapidement et légèrement les feuilles et la corolle.
— C’est un aconit, dit-il, et cela c’est une violette.
Puis il voulut faire de la même façon la connaissance de son interlocutrice : il lui prit, de sa main gauche, l’épaule, se mit, de la droite, à lui tâter les cheveux, puis les sourcils, et fit rapidement glisser ses doigts sur le visage de la fillette, en s’arrêtant de temps à autre et en étudiant attentivement les traits inconnus.
Tout cela s’était passé si rapidement, si subitement, que la fillette, stupéfaite, ne put prononcer une parole ; elle regardait simplement l’aveugle de ses yeux largement ouverts, où se trahissait un sentiment voisin de la peur. Alors seulement elle s’aperçut que le visage de sa nouvelle connaissance avait quelque chose d’extraordinaire. Ses traits fins et pâles étaient figés dans l’expression d’une attention extrême, qui n’était pas en harmonie avec son regard immobile. Les yeux du petit garçon regardaient quelque part, sans aucune corrélation avec ce qu’il faisait, et la lumière du soleil couchant s’y reflétait d’une façon étrange, en teintes changeantes. Tout cela fit pour un instant à la fillette l’effet d’un pénible cauchemar.
Dégageant son épaule des mains de Piétroussia, elle se mit debout en un clin d’œil et fondit en larmes.
— Pourquoi m’effrayes-tu, vilain enfant ? fit-elle d’un ton irrité et toute en larmes. Qu’est-ce que je t’ai fait ?
Il restait assis à la même place, interloqué, la tête baissée, et un étrange sentiment, un mélange de dépit et de honte, lui étreignait le cœur. C’était la première fois qu’il éprouvait l’humiliation d’être un infirme ; c’était la première fois qu’il apprenait que son défaut physique pouvait inspirer non seulement la pitié, mais encore la frayeur. Certes, il ne pouvait se rendre un compte exact du pénible sentiment qui l’accablait, mais s’il était confus et troublé, il ne lui en causait pas moins une vive souffrance.
Ce sentiment d’une douleur cuisante et d’une offense imméritée le suffoquait ; il tomba sur l’herbe et éclata en sanglots. Ses pleurs jaillissaient de plus en plus pressés ; des contractions convulsives ébranlaient tout son petit corps, d’autant plus qu’une fierté innée le forçait à se maîtriser.
La fillette, qui déjà descendait en courant la petite colline, entendit ces sanglots étouffés et se retourna avec étonnement. En voyant sa nouvelle connaissance couchée, la tête contre le sol, et pleurant amèrement, elle fut prise de compassion, remonta la colline et s’arrêta devant le petit aveugle.
— Écoute, commença-t-elle doucement, pourquoi pleures-tu ? Tu crois peut-être que je vais me plaindre de toi ? Eh bien ! ne pleure pas, je n’en soufflerai mot à personne.
Ces paroles de compassion, ce ton cordial provoquèrent chez Piétroussia un accès de sanglots nerveux encore plus fort. Alors la fillette s’accroupit à côté de lui ; après une demi-minute de silence, elle effleura légèrement ses cheveux, et caressante, avec la douce insistance d’une mère qui calme son enfant puni, elle lui souleva la tête et se mit à lui essuyer les yeux avec son mouchoir.
— Eh bien ! eh bien ! cesse donc ! fit-elle d’un ton de grande personne. Il y a longtemps que je ne suis plus fâchée. Je vois que tu regrettes de m’avoir fait peur...
— Je ne voulais pas t’effrayer, répondit-il, en soupirant profondément pour étouffer ses sanglots.
— Bien, bien ! Je ne t’en veux pas... Tu ne le feras plus, n’est-ce pas ?
Elle le soulevait de terre et essayait de l’asseoir à côté d’elle.
Il obéit. À présent il était assis comme auparavant, le visage tourné vers le soleil couchant, et quand la fillette jeta de nouveau un coup d’œil sur ce visage éclairé par les rayons empourprés, il lui parut de nouveau singulier. Les yeux étaient encore remplis de larmes, mais ils continuaient à rester immobiles ; les traits ne cessaient d’être tiraillés par les sanglots, mais en même temps on y lisait un chagrin trop douloureux et trop profond pour un enfant.
— Tout de même, tu es étrange, prononça-t-elle sur un ton de compassion pensive.
— Je ne suis pas étrange, répondit l’enfant avec une expression déchirante. Non, je ne suis pas étrange... je... je suis aveugle !
— A-veu-gle ? s’écria-t-elle, en traînant sur les syllabes.
Et sa voix eut un tremblement, comme si ce triste mot, prononcé à voix basse par le jeune garçon, avait porté un coup ineffaçable à son petit cœur de femme.
— A-veu-gle ? répéta-t-elle d’une voix qui tremblait encore plus fort.
Puis, comme si elle eût cherché une défense contre l’insurmontable sentiment de pitié qui la remplissait tout entière, elle entoura brusquement de ses bras la tête de l’enfant, et lui pressa le visage contre le sien.
Frappée par la soudaineté de cette triste découverte, la petite femme ne put conserver sa tranquillité, et, se changeant tout à coup en une enfant affligée et impuissante dans son chagrin, elle se mit, à son tour, à pleurer amèrement, inconsolablement.
Plusieurs minutes se passèrent en silence.
La fillette cessa de pleurer, et de temps en temps seulement elle faisait entendre des sanglots qu’elle aussi essayait d’étouffer. Les yeux humides de larmes, elle regardait le soleil qui, s’enfonçant derrière la sombre ligne de l’horizon, semblait rouler dans la pourpre sanglante du couchant. Pour un instant encore resplendit le globe de feu, puis jaillirent deux ou trois étincelles ardentes, et les contours foncés de la forêt lointaine se profilèrent tout à coup sous la forme d’une ligne bleuâtre et continue.
Une fraîcheur montait de la rivière, et la sérénité du soir tombant se reflétait sur le visage du jeune aveugle. Il restait assis, la tête baissée, et évidemment fort étonné par cette expression d’une si chaleureuse sympathie.
— Cela me fait beaucoup de peine... fit enfin, pour expliquer sa faiblesse, la fillette en continuant de sangloter.
Puis, après s’être maîtrisée un peu, elle essaya de changer la conversation et de parler d’une chose étrangère et indifférente à tous deux.
— Le soleil s’est couché, dit-elle d’un air pensif.
— Je ne sais pas comment est le soleil, répondit-il tristement ; je le sens... seulement...
— Tu ne connais pas le soleil ?
— Non.
— Et... et ta maman ?... tu ne la connais pas, non plus ?
— Si, je la connais. Je la reconnais toujours de loin, à sa démarche.
— Oui, oui, c’est vrai. Moi aussi, je reconnais ma mère, les yeux fermés.
L’entretien prit un caractère plus calme.
— Savez-vous, dit le petit aveugle avec une certaine animation, je sens le soleil et je sais bien quand il s’est couché.
— Et comment le sais-tu ?
— Parce que... vois-tu... Je ne sais pas expliquer comment...
— A-ah ! dit en traînant la fillette, évidemment très satisfaite de cette réponse.
Et ils se turent tous les deux.
— Je sais lire, fit de nouveau Piétroussia le premier, et bientôt j’aurai appris à écrire.
— Mais comment donc fais-tu pour... ? reprenait-elle.
Elle s’interrompit tout à coup d’un air gêné, sans vouloir achever cette question délicate. Mais il la comprit.
— Je lis dans mon livre... expliqua-t-il, avec mes doigts.
— Avec tes doigts ? Je n’aurais jamais appris à lire avec les doigts... Je lis même assez mal avec mes yeux. Mon père dit que les femmes comprennent fort mal les sciences.
— Et moi, je sais lire, même en français.
— Oh ! comme tu es intelligent ! s’extasia sincèrement la fillette... Mais je crains que tu ne prennes froid. Quel brouillard il fait sur la rivière !...
— Et toi-même ?
— Moi, je n’ai pas peur ; qu’est-ce qui peut donc m’arriver ?
— Eh bien ! moi non plus, je n’ai pas peur. Est-il possible qu’un homme prenne froid plus facilement qu’une femme ? L’oncle Maxime dit qu’un homme ne doit rien craindre : ni la faim, ni le froid, ni le tonnerre, ni les nuages.
— Maxime ?... C’est celui qui marche à l’aide de béquilles ?... Je l’ai vu. Il est terrible.
— Non, il n’est pas du tout terrible. Il est bon.
— Non, il est terrible, répéta-t-elle avec conviction. Tu ne le sais pas parce que tu ne l’as pas vu.
— Je le connais ; c’est lui qui m’apprend tout.
— Et il te bat ?
— Jamais il ne me bat, jamais il ne crie contre moi... jamais...
— Ça, c’est bien. Est-ce qu’il est permis de battre un garçon aveugle ? Ce serait un péché.
— Mais puisqu’il ne bat personne, dit Piétroussia d’un air un peu distrait, car sa fine oreille distinguait les pas de Jokhime.
Effectivement, au bout d’un instant la haute taille du Petit-Russien se dessina sur la crête de la colline qui séparait la métairie de la côte, et sa voix retentit au loin dans le calme de la soirée.
— Pa-ni-tchou-ou-ou !
— On t’appelle ! fit la fillette en se levant.
— Oui, mais je n’ai pas envie de m’en aller.
— Va, va ! Je viendrai te voir demain. À présent on t’attend, et moi aussi.
La fillette tint fidèlement sa promesse et avant même que Piétroussia pût y compter. Le lendemain, comme il était assis dans sa chambre avec Maxime, en train de prendre sa leçon habituelle, il leva tout à coup la tête, écouta avec attention et dit vivement :
— Laisse-moi sortir pour un instant. C’est la fillette qui est venue.
— Quelle fillette ? dit avec surprise Maxime en se dirigeant avec le garçonnet vers la porte de sortie.
En effet, la nouvelle connaissance de Piétroussia pénétrait en ce moment sous la porte cochère de la maison, et la jeune voisine, en voyant la maîtresse de la maison qui traversait la cour, marcha vers elle d’un pas délibéré.
— Qu’est-ce qu’il y a, ma chère petite ? lui dit Anna Mikhaïlovna, pensant qu’elle était envoyée pour quelque affaire.
La fillette lui tendit gravement la main, et demanda :
— C’est chez vous, madame, qu’il y a un garçon aveugle ?...
— Oui, c’est chez moi, ma chérie, répondit Mme Popielsky, en admirant les yeux clairs et les manières dégagées de la nouvelle amie de Pierre.
— Ma mère, voyez-vous, m’a permis de venir le voir. Puis-je entrer ?
En ce moment, Piétroussia s’approcha lui-même en courant, et sur le perron apparut aussi la figure de Maxime.
— C’est la fillette d’hier, maman ! Je t’en ai parlé, dit le garçon en la saluant ; seulement, c’est l’heure de ma leçon.
— Eh bien ! pour cette fois, l’oncle Maxime te donnera congé, dit Anna Mikhaïlovna ; je vais intercéder pour toi.
Pendant ce temps, la petite femme en herbe, qui se sentait évidemment tout à fait comme chez elle, vint à la rencontre de Maxime, qui se dirigeait vers eux avec ses béquilles, et lui tendant la main, lui dit d’un ton d’approbation condescendante :
— Vous faites très bien de ne pas battre un garçon aveugle. Il me l’a dit.
— Pas possible, madame ! fit Maxime avec une gravité comique, en prenant dans sa large main la petite main de la fillette. Comme je suis reconnaissant à mon élève d’avoir su disposer en ma faveur une personne aussi charmante !
Et Maxime se mit à rire, en caressant la petite main qu’il tenait dans la sienne. Pendant ce temps, la fillette continuait à le regarder de son regard franc, qui lui gagna immédiatement le cœur du vétéran, lequel pourtant n’aimait guère le beau sexe.
— Regarde donc, Anna, dit-il à sa sœur avec un sourire singulier, notre Pierre commence à se créer des connaissances indépendantes. Et, conviens-en, quoique aveugle, il a su tout de même faire un choix qui n’est pas mauvais, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par là, Maxime ? demanda la jeune femme sévèrement, tandis qu’une ardente rougeur lui colorait le visage.
— Je plaisantais, lui répondit son frère vivement, en voyant que par sa plaisanterie il avait touché la corde sensible, découvert la pensée secrète qui se faisait jour dans le cœur prévoyant de la jeune mère.
Anna Mikhaïlovna rougit encore davantage, et se penchant prestement, embrassa la fillette dans un élan de tendresse passionnée. Celle-ci accepta cette caresse subite et enfiévrée avec le même regard serein, quoique un peu surpris.
À partir de ce jour s’établirent des rapports suivis entre la maison du « possesseur » et la métairie des Popielsky. La fillette, qu’on appelait Éveline, venait quotidiennement visiter son jeune femme, et quelques jours après elle devint aussi l’élève de Maxime. De prime abord, ce plan d’enseignement en commun ne plut pas outre mesure au pan Jaskoulsky. Premièrement, il pensait qu’une femme capable d’inscrire le linge et de tenir les comptes du ménage en sait toujours assez ; secondement, c’était un bon catholique, qui estimait que Maxime n’aurait pas dû batailler contre les Autrichiens, contrairement à la volonté du Pape nettement exprimée. Enfin, il croyait sincèrement qu’il y a un Dieu dans les cieux, et que Voltaire et tous ses sectaires bouilliront dans le goudron de l’enfer, sort qui, dans l’opinion de beaucoup de gens, était également réservé au pan Maxime. Cependant, après l’avoir vu de plus près, il dut avouer que cet hérétique, que ce batailleur était un homme d’une humeur très agréable et d’une grande intelligence, ce qui décida le voisin à donner son acquiescement. Néanmoins, une certaine inquiétude agitait l’âme du vieux gentilhomme polonais ; aussi, en amenant la fillette pour la première leçon, crut-il opportun de lui adresser un petit discours solennel et pompeux, qui du reste était principalement destiné aux oreilles de Maxime.
— Écoute, Éveline, fit-il en prenant sa fille par les épaules et regardant son futur professeur. Rappelle-toi toujours qu’il y a un Dieu dans les cieux, et son saint Pape à Rome. C’est moi qui te le dis, moi Valentin Jaskoulsky, et tu dois me croire parce que je suis ton père. Voilà mon primo.
Ici suivit un nouveau regard significatif dans la direction de Maxime. Pan Jaskoulsky soulignait son latin, faisant comprendre par là que lui non plus n’était pas étranger à la science, et qu’il serait difficile de lui donner le change.
— Secundo, je suis un seigneur polonais à l’illustre blason, où une croix n’est pas en vain dessinée sur un fond bleu, à côté « d’une meule et d’une corneille ». Tous les Jaskoulsky, qui étaient dans le temps de bons chevaliers, s’entendaient également dans les choses du ciel, et c’est pourquoi tu dois me croire. Mais quant au reste, en ce qui concerne orbis terrarum, c’est-à-dire les choses terrestres, écoute bien ce que te dira le pan Iatzenko, et travaille bien.
— Ne craignez rien, pan Valentin, répondit en souriant Maxime, nous n’enrôlons point des fillettes pour les bataillons de Garibaldi.
Il se trouva que les études en commun étaient très profitables pour les deux élèves. Piétroussia était, bien entendu, en avance, mais cela n’excluait pas une certaine émulation. En outre, le jeune aveugle aidait souvent Éveline à apprendre ses leçons, et elle, de son côté, trouvait parfois des procédés très ingénieux pour expliquer à Piétroussia certains points que sa cécité lui rendait difficiles à comprendre. Et puis, cette société apportait à ses occupations actuelles quelque chose de spécial, qui donnait à son travail intellectuel un genre particulier d’excitation agréable.
Cette amitié était pour l’enfant, sous tous les rapports, un vrai don de la bienveillante fortune. À présent, il ne recherchait plus un isolement complet. Il trouvait là une société que ne pouvait lui procurer l’affection des grandes personnes et, dans les moments où son âme éveillée s’apaisait, sa proximité lui était douce. Ils allaient toujours ensemble sur le bord de la rivière. Quand il jouait de sa petite flûte, Éveline l’écoutait avec un transport naïf. Et quand il mettait de côté son chalumeau, elle lui communiquait les impressions vives et enfantines que produisait sur elle la nature environnante. Bien entendu, elle ne pouvait les exprimer dans toute leur plénitude par des paroles appropriées ; mais en revanche, dans ses récits simples, dans ses intonations, il percevait le coloris caractéristique de chaque phénomène décrit. Ainsi, lorsqu’elle parlait, par exemple, de l’obscurité de la nuit humide et noire qui s’épandait tout autour au-dessus de la terre, il lui semblait entendre cette obscurité dans les sons de sa voix, qui résonnait timidement contenue. Et quand, levant en haut son visage pensif, elle lui disait : « Ah ! quel nuage là-bas, quel nuage sombre, tout à fait sombre ! » il croyait sentir immédiatement un souffle froid, ouïr dans sa voix le frôlement effrayant d’un monstre rampant quelque part dans le ciel, dans des hauteurs inconnues.
Il y a des êtres prédestinés pour les douceurs et les sublimités de l’amour, d’un amour accompagné de peine et d’inquiétude ; des êtres pour lesquels le souci du chagrin d’autrui constitue comme l’atmosphère propre et comme un besoin organique. La nature les dota au préalable de cette sérénité faute de laquelle aucun acte de la vie journalière ne serait possible ; elle adoucit avec prévoyance les élans, les aspirations de leur vie personnelle, en pliant ces élans et ces aspirations au trait dominant de leur caractère. Souvent les organisations de ce genre paraissent trop froides, trop raisonnables, même dépourvues de tout sentiment. Elles sont sourdes aux appels suppliants et ardents de nos passions, et marchent dans l’austère chemin de leur devoir aussi tranquillement que si c’était celui de leur bonheur personnel le plus éclatant. Elles paraissent froides comme des cimes couvertes de neige et aussi grandioses que ces sommets. La bassesse de la vie rampe à leurs pieds, la calomnie et les médisances elles-mêmes glissent sur leurs vêtements d’une blancheur de neige, comme des éclaboussures de boue sur les ailes d’un cygne...
La petite amie de Pierre réunissait en elle tous les traits de ce type, qui s’élabore rarement par l’éducation : comme le talent, comme le génie, il n’échoit qu’aux natures d’élite et se fait jour de bonne heure. La mère du petit aveugle comprenait quel bonheur l’occasion avait envoyé à son fils dans cette amitié d’enfant. Le vieux Maxime le comprenait aussi : il lui semblait qu’à présent son pupille possédait tout ce qui lui avait manqué jusque-là, que maintenant le développement psychique de l’aveugle allait progresser d’une allure égale et tranquille, sans secousse aucune...
Mais quelle erreur amère était la sienne !...
Pendant les premières années de la vie de l’enfant, Maxime pensait qu’il se rendrait absolument maître de son développement psychique, et que, même si ce développement ne s’effectuait pas sous son influence directe, du moins, et en tout cas, aucune phase nouvelle, aucun nouveau progrès n’en échapperait à sa surveillance et à son contrôle. Mais quand l’aveugle arriva au point qui tient le milieu entre l’enfance et l’adolescence, Maxime s’aperçut combien ces orgueilleux rêves pédagogiques étaient dépourvus de fondement. Presque chaque semaine apportait quelque chose de nouveau, parfois de tout à fait inattendu, et quand Maxime s’efforçait de trouver les sources de quelque idée nouvelle, de quelque nouvelle notion qu’il constatait chez l’enfant, il se perdait en conjectures. Une force inconnue travaillait dans la profondeur de cette âme enfantine, en faisant jaillir des manifestations imprévues d’un développement psychique indépendant, et Maxime se voyait obligé de s’arrêter, avec un sentiment de vénération, devant les influences mystérieuses de la vie qui se mêlaient ainsi à son œuvre pédagogique. Ces secousses de la nature, ces révélations spontanées provoquaient, semblait-il, chez l’enfant, des conceptions que l’expérience personnelle eût été impuissante à fournir à un aveugle, et Maxime devinait ici le lien indissoluble des phénomènes de la vie, qui évoluent, éparpillés en mille processus, à travers la série consécutive des existences individuelles.
Tout d’abord, cette constatation effraya le maître. En reconnaissant qu’il n’était pas seul à influer sur l’organisation intellectuelle de l’enfant, qu’il se trouvait en elle des éléments indépendants qui échappaient à son autorité, il eut peur pour le sort de son pupille ; il craignit pour lui la possibilité d’aspirations qui ne se traduiraient chez l’aveugle que par des souffrances inapaisables ; et il essayait de trouver l’origine de ces sources qui jaillissaient il ne savait d’où, afin de... les fermer pour le bien de son neveu. Ces traits de lumière inattendus n’échappèrent pas non plus à l’attention de la mère. Un matin, Pierre accourut vers elle dans un état de trouble extraordinaire.
— Maman, maman ! criait-il, j’ai vu un rêve.
— Qu’est-ce que tu as donc vu, mon fils ? dit-elle avec une triste intonation de doute dans la voix.
— J’ai rêvé que je... vous voyais... toi et l’oncle Maxime ; et encore...
— Quoi donc encore ?
— Je ne me rappelle pas.
— Et de moi, t’en souviens-tu ?
— Non, dit le garçon avec hésitation. — J’ai tout oublié... Et tout de même j’ai vu, je t’assure que j’ai vu... ajouta-t-il après un moment de réflexion.
La chose se reproduisit à plusieurs reprises, et chaque fois l’enfant devenait plus sombre et plus inquiet.
Un jour, en traversant la cour, Maxime entendit, dans le salon où se donnaient d’habitude les leçons de piano, des exercices musicaux de nature étrange. Ils consistaient en deux notes. D’abord des coups pressés consécutifs, presque confondus, frappés sur le clavier, faisaient entendre la note la plus claire du haut registre vite remplacée par le grondement d’une note basse. Curieux de savoir ce que pouvaient signifier ces singuliers exercices, Maxime s’approcha clopin-clopant et entra dans le salon. Il s’arrêta, comme cloué, à la porte, devant le tableau qui s’offrit à ses yeux.
L’enfant, qui avait déjà huit ans passés, était assis aux pieds de sa mère, sur une chaise basse. À côté de lui, le cou tendu, et promenant de tous côtés son bec allongé, se tenait debout une jeune cigogne domestique, dont Jokhime avait fait présent au panitch. Celui-ci lui donnait à manger chaque matin dans ses mains, et l’oiseau accompagnait partout son nouveau maître et ami. En ce moment Pierre tenait la cigogne d’une main, tandis qu’il lui caressait doucement, de l’autre, le cou et le corps, avec l’expression d’une tension extrême sur son visage.
Sa mère, la figure animée, les yeux tristes, frappait vivement de ses doigts le clavier, et tirait de l’instrument une note élevée et continue. En même temps, légèrement penchée sur sa chaise, elle scrutait avec une attention maladive le visage de l’enfant. Et quand la main de celui-ci, glissant sur les plumes d’une blancheur éclatante, arrivait à l’endroit où elles sont remplacées brusquement par des noires, aux extrémités des ailes, Anna Mikhaïlovna transportait d’un coup sa main sur une autre touche, et une note profonde et basse roulait sourdement dans la pièce.
Tous les deux, la mère et le fils, étaient tellement absorbés dans leur occupation, qu’ils ne s’aperçurent pas de l’arrivée de Maxime, jusqu’au moment où, revenu de sa stupéfaction, il interrompit la séance en demandant :
— Anna ! qu’est-ce que cela signifie ?
La jeune femme, ayant rencontré le regard scrutateur de son frère, se troubla, comme surprise en flagrant délit par le sévère professeur.
— Mais, vois-tu, fit-elle toute confuse, il dit qu’il distingue une certaine différence dans les couleurs de la cigogne ; seulement il ne peut pas comprendre en quoi elle consiste... Je t’assure que c’est lui le premier qui en a parlé, et je crois que c’est vrai...
— Eh bien ! et alors ?...
— Eh bien !... je voulais lui faire comprendre un peu cette différence par la différence des sons. Ne te fâche pas, Maxime... mais je t’assure... je trouve qu’il y a là beaucoup d’analogie.
Cette idée mise en avant frappa Maxime d’un tel étonnement que tout d’abord il ne sut que dire à sa sœur. Il lui fit répéter ses expériences et, après avoir bien examiné l’expression tendue du visage du petit aveugle, il secoua la tête.
— Écoute-moi, Anna, dit-il, quand il se trouva seul avec elle, il ne faut pas soulever chez ce garçon des pourquoi auxquels jamais, au grand jamais, tu ne pourras faire une réponse complète.
— Mais puisque c’est lui qui en a parlé le premier, je t’assure !... interrompit la mère.
— Il n’importe. L’enfant n’a qu’une seule ressource, c’est de s’habituer à sa cécité, et nos efforts doivent tendre à ce qu’il ne se pose jamais de questions sur la lumière... Je fais ce que je peux pour qu’aucunes influences extérieures ne l’incitent à des questions insolubles, et si nous pouvions arriver à écarter ces influences, il ne pourrait s’apercevoir que des sensations lui manquent, pas plus que nous, qui possédons cinq sens, nous ne sommes affligés de n’en pas avoir un sixième.
Comme toujours, la sœur fut convaincue par les raisons de son frère ; mais cette fois ils se trompaient tous les deux : en essayant d’écarter les influences extérieures, Maxime oubliait les impulsions puissantes déposées dans l’âme de l’enfant par la nature elle-même.
« Les yeux, a dit quelqu’un, sont le miroir de l’âme. » Il serait peut-être plus juste de les comparer aux fenêtres par lesquelles font irruption dans l’âme les impressions de l’éclatant et chatoyant monde des couleurs. Qui peut dire quelle est, dans notre complexion psychique, la part qui revient aux impressions lumineuses ?
L’homme est un anneau de la chaîne sans fin des existences, qui se déroule, en passant par lui, des profondeurs du passé vers l’avenir infini. Et voilà que dans un de ces chaînons une fatalité a fermé ces fenêtres : toute la vie doit s’écouler dans l’obscurité. Mais cela veut-il dire que dans cette âme sont brisées pour toujours les cordes par lesquelles l’âme humaine répond aux impressions lumineuses ? Non, et même à travers cette existence obscure devait aussi passer, pour devenir l’apanage des générations futures, l’impressionnabilité intérieure par rapport à la lumière. Cette âme était une âme humaine entière, avec toutes ses facultés ; et comme toute faculté porte en elle-même une tendance à se satisfaire, dans l’âme obscure de l’enfant persistait également une aspiration inassouvie vers la lumière.
Quelque part, dans les profondeurs mystérieuses, gisaient intactes des forces reçues en héritage et sommeillantes sous la brume confuse des « possibilités » et prêtes à se porter à la rencontre du premier rayon lumineux. Mais les fenêtres restent fermées ; le sort de l’enfant est décidé : il ne verra jamais la lumière du soleil, toute sa vie se passera dans les ténèbres !...
Mais ces ténèbres étaient peuplées de fantômes.
Si l’enfant avait vécu dans le besoin et dans la peine, cela aurait peut-être détourné sa pensée vers les causes extérieures de souffrances. Mais ses proches avaient écarté de lui tout ce qui pouvait le chagriner. On lui avait procuré un calme et une paix absolus, et ce calme même lui rendait plus sensible la détresse de son âme inquiète et inassouvie. Au milieu de la tranquillité et des ténèbres qui l’entouraient, s’érigeait la conscience confuse et incessante d’une aspiration qui cherchait vainement à se satisfaire, et il sentait le besoin de donner une forme aux forces qui sommeillaient en lui sans trouver d’issue.
De là des pressentiments, des élans confus, pareils aux désirs de vol que chacun éprouve dans l’enfance et qui se traduisent à cet âge par des rêves si délicieux ; de là, enfin, ces tensions instinctives de sa pensée enfantine, qui donnaient à ses traits l’expression d’une interrogation maladive. Ces « possibilités » héréditaires des impressions lumineuses qui n’étaient pas encore éveillées dans la vie personnelle de l’enfant, se dressaient comme des fantômes dans sa petite tête, sans formes, indistinctes, obscures, et provoquant en lui des efforts poignants et confus.
Toute la nature s’insurgeait, dans une protestation inconsciente, contre ce « cas » individuel qui violait la loi commune.
Ainsi, malgré tous ses efforts pour écarter les influences extérieures, Maxime n’arrivait jamais à détruire la pression intérieure d’une aspiration non satisfaite. Tout ce qu’il pouvait gagner par sa circonspection, c’était de ne pas l’éveiller avant le temps, de ne pas augmenter les souffrances du jeune aveugle. Quant au reste, le triste sort de l’enfant devait suivre son cours, avec toutes ses dures conséquences.
Et ces conséquences se manifestaient déjà. sous la forme d’un sombre nuage. La vivacité naturelle de l’enfant s’émoussait de plus en plus avec les années, comme une onde qui reflue, tandis que la mélancolie confuse, mais incessante de son âme, s’accentuait et influait sur son tempérament. Son rire, qui résonnait pendant son enfance à chaque impression nouvelle et particulièrement forte, se faisait à présent entendre de plus en plus rarement. Tout ce qui portait le cachet de l’enjouement, de la gaieté, de l’humour, lui était peu accessible ; mais en revanche tout ce qui était confus, indéfinissablement triste, nébuleusement mélancolique, tout ce qui murmure dans la nature et se reflète dans les chansons populaires, il le saisissait avec une plénitude merveilleuse. Des larmes lui venaient aux yeux lorsqu’il entendait « dans la prairie la tombe causer avec le vent », et il aimait aller lui-même dans les champs pour écouter leur entretien. De plus en plus se développait en lui le penchant pour l’isolement, et quand, dans ses heures de liberté, il s’en allait tout seul faire sa promenade, les siens évitaient de porter leurs pas de ce côté pour ne pas troubler sa solitude. Assis sur un tertre des steppes, ou sur une petite colline au bord de la rivière, ou enfin sur la falaise qu’il connaissait si bien, il n’entendait que le frôlement des feuilles, ou le murmure de l’herbe, ou les soupirs indéfinissables du vent. Tous ces murmures s’harmonisaient particulièrement avec les dispositions de son âme. Autant qu’il pouvait comprendre la nature, c’est là qu’il la comprenait complètement et à fond. Ici, elle ne l’inquiétait par aucunes questions indéfinies et insolubles ; ici, ce vent s’insinuait directement dans son âme, et il semblait que l’herbe lui murmurait de tendres paroles de compassion ; et quand le cœur de l’adolescent, en communion intime avec la douceur qui l’entourait, s’amollissait à cette tiède caresse de la nature, il sentait que quelque chose se soulevait dans sa poitrine, affluant et s’épanchant dans tout son être. Il se jetait alors sur le gazon frais et humide et versait doucement des larmes, mais des larmes sans amertume. Parfois il prenait le chalumeau et s’oubliait complètement, en composant des mélodies rêveuses qui s’accordaient avec les dispositions de son âme et la douce harmonie des steppes.
On comprend que tout bruit humain, survenant, inattendu, dans un pareil état d’âme, le troublât comme une dissonance aiguë et maladive. En ces moments-là on ne peut communier qu’avec une âme tout à fait proche et sympathique, et l’aveugle n’avait qu’un seul ami de son âge, la blonde fillette de la métairie voisine.
Et cette amitié s’affermissait de plus en plus de part et d’autre. Si Éveline introduisait ainsi dans leurs rapports réciproques son calme, sa douce joie, si elle initiait Piétroussia à des nuances nouvelles de la vie qui les entourait, lui, en retour, partageait son chagrin avec elle. Il semblait que leur première rencontre eût laissé au cœur délicat de la fillette une plaie sanglante : enlevez d’une plaie le poignard qui a porté le coup, et tout le sang en coulera. Lorsqu’elle avait fait la connaissance du petit garçon sur la colline, au milieu du steppe, Éveline avait ressenti pour la première fois la souffrance aiguë de la compassion, et maintenant sa présence lui devenait de plus en plus indispensable. Séparée de lui, la douleur aiguë de cette plaie qui s’ouvrait, semblait-il, de nouveau, lui revenait plus vive, et il lui tardait de revoir son petit ami, afin de soulager sa propre souffrance par les soins qu’elle lui prodiguait.
Un jour, par une chaude soirée d’automne, les deux familles se trouvaient réunies sur la terrasse devant la maison, et admiraient le ciel étoilé, qui apparaissait bleu d’un azur profond et qui brillait de mille feux. Comme d’habitude, l’aveugle était assis à coté de son amie, près de sa mère.
Tout le monde se tut pour un instant.
Le silence était profond autour de la métairie ; seules, les feuilles imperceptiblement agitées murmuraient de temps en temps quelque chose d’indistinct.
En ce moment, un météore surgit des profondeurs de l’azur foncé, passa dans le ciel sous la forme d’une flèche lumineuse, et s’éteignit doucement, après avoir laissé pour un instant derrière lui une trace phosphorescente. La mère, appuyée contre le bras de Pierre, le sentit frissonner.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il en tournant vers elle son visage ému.
— C’est une étoile filante, mon enfant.
— Oui, une étoile, dit-il d’un air pensif. Je le savais.
— Comment pouvais-tu donc le savoir, cher fils ? demanda la mère avec une triste expression de doute dans la voix.
— Non, il dit la vérité, intervint Éveline. Il sait beaucoup de choses « comme ça ».
Cette finesse des sens qui se développait de plus en plus, prouvait à elle seule que le garçonnet approchait sensiblement de l’âge critique qui sert de transition entre l’adolescence et la jeunesse. Mais, au demeurant, son développement s’effectuait d’une manière assez tranquille. Il semblait même s’être habitué à son sort, et sa mélancolie étrangement équilibrée, mélancolie sans espoir, mais aussi sans élans aigus, qui était devenue le fond ordinaire de sa vie, s’était à présent un peu adoucie. Mais ce n’était là qu’une accalmie temporaire. On dirait que la nature donne exprès de ces répits, grâce auxquels un jeune organisme se repose et amasse des forces pour une nouvelle tempête. Pendant ces accalmies s’élaborent et mûrissent insensiblement de nouveaux besoins. Une seule secousse, et tout le calme de l’âme sera bientôt bouleversé jusqu’au fond, comme la mer sous le coup d’une rafale abattue sur elle à l’improviste.
Plusieurs années se passèrent encore ainsi.
Rien n’avait changé dans la paisible métairie. Comme auparavant, les hêtres murmuraient dans le jardin ; seulement, leur feuillage était devenu, on eût dit, encore plus foncé, encore plus épais. Comme auparavant, les murs hospitaliers apparaissaient tout blancs, mais un peu courbés et affaissés. Comme auparavant, on voyait les toitures de paille avec leur mine sombre, et le chalumeau de Jokhime se faisait entendre aux mêmes heures dans l’écurie, à cette différence près que Jokhime lui-même, tout vieilli dans son état de palefrenier célibataire, aimait mieux écouter le jeu du panitch aveugle, au chalumeau ou au piano, indifféremment.
Maxime avait encore plus blanchi. Les Popielsky n’avaient pas eu d’autre enfant, et pour cette raison l’aveugle premier-né restait, comme auparavant, le centre autour duquel pivotait toute l’existence de la métairie. Pour lui, la maison s’était renfermée dans son cercle étroit, se contentant de sa propre vie tranquille qu’avoisinait l’existence non moins paisible de la maison du « possesseur ». De cette façon Pierre, devenu un jeune homme, avait grandi comme une plante de serre, à l’abri des influences brutales du dehors.
Comme auparavant, il se tenait au centre d’un immense monde obscur. Au-dessus de lui, autour de lui, partout, régnaient des ténèbres sans fin ; son organisation subtile et fine se soulevait comme une corde tendue à l’excès à la rencontre de chaque impression sonore. Cette attente aiguë se reflétait dans l’âme du jeune aveugle : il lui semblait que, d’un moment à l’autre, ces ténèbres allaient tendre vers lui leurs mains invisibles et toucher en son âme quelque chose qui y sommeillait d’une façon si accablante et qui attendait le réveil.
Mais, les bonnes et uniformes ténèbres de la métairie, avec le murmure ami du vieux jardin, ne faisaient que le plonger dans une rêverie confuse et apaisante qui le berçait. Le monde lointain ne faisait pas irruption par ses vagues tumultueuses. L’aveugle le connaissait par les chansons, par l’histoire. Au milieu du murmure rêveur du jardin, au milieu de la paisible vie journalière de la métairie, il n’apprenait que par ouï-dire l’existence des tempêtes et les émotions de la lointaine vie extérieure. Et tout cela se dessinait devant lui, à travers une gaze féerique, comme une chanson, une légende, un conte.
Il semblait que ce fût bien ainsi. La mère voyait que, protégée comme par un mur, l’âme de son fils restait assoupie dans une sorte de demi-sommeil enchanteur, artificiel mais paisible. Et elle ne voulait pas troubler cet équilibre, elle craignait de le rompre.
Éveline, qui avait grandi et qui s’était formée sans la moindre secousse, regardait ce calme enchanté de ses yeux clairs, dans lesquels on pouvait, de temps en temps, apercevoir quelque chose comme une stupéfaction, une question sur l’avenir, mais sans jamais l’ombre même d’une impatience. Popielsky père tenait son domaine dans un ordre parfait, mais le bonhomme ne s’occupait certes pas le moins du monde des questions concernant l’avenir de son fils. Maxime était le seul qui, à cause de son naturel, supportait avec peine ce calme, et encore comme quelque chose de temporaire qui entrait, contre son gré, dans ses plans. Il trouvait nécessaire de donner à l’âme de l’adolescent la possibilité de se reposer pour la mettre en état d’affronter les rudes chocs de la vie.
Pendant ce temps, là-bas, par-delà la limite de ce cercle enchanté, la vie bouillonnait, s’agitait, bruissait. Et voilà qu’enfin arriva le moment où le vieux précepteur décida de rompre ce cercle, d’ouvrir la porte de la serre pour laisser entrer une fraîche bouffée de l’air extérieur.
Pour le premier essai, il invita un vieil ami à lui qui habitait à 70 verstes de la métairie de Popielsky. Maxime avait l’habitude d’aller le voir de temps en temps ; mais il savait que Stavroutchenko avait maintenant des jeunes gens en visite chez lui, et il lui écrivit une lettre pour inviter toute la compagnie. Cette invitation fut acceptée avec plaisir. Les deux vieillards étaient liés par une ancienne amitié, et les jeunes gens connaissaient le nom autrefois assez célèbre de Maxime Iatzenko, auquel se rattachaient certaines légendes. Un des fils de Stavroutchenko était étudiant à l’Université de Kiew, pour la philologie, alors à la mode. L’autre apprenait la musique au Conservatoire de Pétersbourg. Avec eux arriva encore un élève de l’école des Cadets, fils d’un des propriétaires du voisinage.
Stavroutchenko était un robuste vieillard, tout blanc, avec une longue moustache de Cosaque et de larges braies à la turque. Il portait sa blague à tabac et sa courte pipe attachées à sa ceinture, ne parlait que l’idiome petit-russien et, à côté de ses deux garçons vêtus de souquenilles blanches et de chemises brodées à la mode du pays, il rappelait beaucoup le Tarass Boulba de Gogol avec ses fils. Cependant il n’offrait même pas l’ombre du romantisme qui distinguait le héros de Gogol. Il était, au contraire, un excellent et pratique propriétaire qui s’était, pendant toute sa vie, accommodé à merveille du servage, et qui à présent, le servage une fois aboli, avait su s’accommoder tout aussi bien des conditions nouvelles. Il connaissait le peuple à la manière des propriétaires, c’est-à-dire qu’il connaissait chaque moujik de son village, chaque vache de ce paysan et presque chaque rouble superflu de sa bourse.
Mais en revanche, s’il n’échangeait pas des coups de poings avec ses fils comme le faisait Boulba, c’étaient entre eux, continuellement, des débats furieux que n’empêchaient ni l’heure ni l’endroit. Partout, à la maison aussi bien que chez des amis, sous les prétextes les plus futiles, s’élevaient entre le vieillard et les jeunes gens des discussions interminables, provoquées, le plus habituellement, par la taquinerie de Stavroutchenko, qui se mettait à agacer, en plaisantant, les panitch idéologues. Ceux-ci s’échauffaient, leur père aussi, et c’était alors un tumulte inimaginable pendant lequel chaque parti recevait son compte.
C’était comme un reflet du fameux dissentiment des pères et des fils[24] ; seulement, dans le sud-ouest de la Russie, ce phénomène se traduit au sein des familles sous une forme atténuée, par suite d’une plus grande douceur dans les mœurs. Les jeunes gens, placés dès leur enfance dans des écoles, ne voyaient la campagne que pendant la courte période des vacances, et pour cette raison ils n’avaient pas cette connaissance approfondie des paysans qui distinguait leurs pères, les propriétaires. Et quand la société fut envahie par le flot de « l’amour pour le peuple », qui trouva les jeunes gens dans les classes supérieures des Gymnases, ils se mirent à étudier le paysan de chez eux ; mais, de prime abord, ils l’étudièrent dans les livres. Le second pas les amena à l’étude immédiate des manifestations de l’esprit du peuple dans les œuvres de son génie créateur. Les panitch en souquenilles blanches et en chemises brodées ne faisaient ainsi que suivre un usage très répandu dans le Sud-Ouest. Quant aux conditions économiques, on n’y prêtait pas grande attention. Les panitch inscrivaient les paroles et la musique des rêveries et des chansons rustiques, étudiaient les légendes, comparaient les faits historiques avec la forme sous laquelle ils sont reflétés dans la tradition populaire, — et en général regardaient le paysan à travers un prisme-poétique et idéal.
Ainsi, dans les discussions du vieillard avec les jeunes gens, se heurtaient deux sentiments tout à fait opposés, et ils ne parvenaient jamais à tomber d’accord sur un point quelconque. Il arrivait, du reste, fréquemment, que le vieillard s’oubliât lui-même à écouter les paroles enfiévrées de ses fils.
— Écoute-le donc ! disait Stavroutchenko à Maxime en lui poussant le coude d’un air malin, quand l’étudiant pérorait, le visage enflammé et les yeux brillants. Tiens ! il parle comme s’il écrivait, ce fils de chien !... On se croirait vraiment en présence d’un savant... Raconte-nous donc un peu, tête érudite que tu es, le tour que t’a joué mon Nietchipor, hein ?...
Le vieillard tortillait sa moustache et riait en vantant le tour en question avec un véritable humour petit-russien. Les jeunes gens rougissaient ; mais, de leur côté, ils ne demeuraient pas en reste.
« S’ils ne connaissent pas, disaient-ils, Nietchipor et Khvedko, habitants de tel ou tel village, ils étudient en revanche le peuple entier dans toutes ses manifestations ; ils envisagent cette question à un point de vue beaucoup plus élevé, seule condition à laquelle il soit possible de tirer des conclusions et de faire de larges déductions. D’un seul coup d’œil ils embrassent des perspectives éloignées, tandis que les vieux praticiens, enfermés dans la routine, ne voient pas toute la forêt, à cause des arbres qui la leur cachent. »
Le vieillard n’écoutait pas avec déplaisir les discours savants de ses fils.
— Oui, on voit que vous avez un peu profité de vos écoles. Et tout de même je vous dirai que mon Kvedko vous escamotera tous les deux, vous mènera à sa guise comme des veaux au bout d’une corde... Voilà ce que c’est !... Mais moi, non. Je saurais, moi-même, mettre ce malin dans ma blague à tabac ou le cacher dans ma poche... Vous, vous n’êtes encore que des blancs-becs, mes petits.
Une discussion de ce genre venait justement de prendre fin. La génération aînée s’était retirée dans la maison et, à travers les fenêtres ouvertes, on pouvait entendre de temps en temps Stavroutchenko qui racontait solennellement différents épisodes comiques, tandis que ses auditeurs riaient de bon cœur.
Les jeunes gens étaient demeurés au jardin. L’étudiant, ayant posé par terre sa souquenille et retroussé les bords de son bonnet d’astrakan, s’était couché sur l’herbe avec un sans-gêne quelque peu prétentieux. Son frère aîné était resté assis sur un remblai de terre à côté d’Éveline. Le Cadet, son uniforme soigneusement boutonné, était près de lui, tandis qu’à quelques pas, un peu de côté, accoudé contre l’appui de la fenêtre, se tenait, la tête penchée, le jeune aveugle : il réfléchissait à la discussion qui venait de finir, discussion qui l’avait profondément ému.
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ce qui s’est dit, mademoiselle Éveline ? dit à sa voisine le jeune Stavroutchenko. Il me semble que vous n’en avez pas perdu une seule parole ?
— Tout cela est très bien, c’est-à-dire ce que vous avez dit à votre père ; mais...
— Mais... quoi donc ?
La jeune fille ne répondit pas de suite. Elle posa son ouvrage sur ses genoux, le lissa de ses mains et, la tête légèrement penchée, se mit à l’examiner d’un air pensif. Il était difficile de distinguer si elle songeait à choisir un canevas plus fort pour sa broderie, ou bien si elle mûrissait ce qu’elle allait dire.
Et cependant les jeunes gens attendaient avec impatience cette réponse. L’étudiant s’accouda let tourna vers Éveline son visage animé par la curiosité. Son voisin fixa sur elle un regard tranquille et scrutateur.
L’aveugle avait changé de position, se redressant et allongeant la tête, après s’être détourné des autres interlocuteurs.
— Mais, prononça-t-elle doucement tout en continuant à caresser de la main sa broderie, chacun, messieurs, suit son chemin dans la vie.
— Mon Dieu ! s’écria l’étudiant d’un ton sec et tranchant, quelle sagesse ! Mais, ma petite demoiselle, quel âge avez-vous donc ?
— Dix-sept ans, répondit simplement Éveline.
Mais elle ajouta immédiatement, avec une curiosité naïvement triomphante :
— N’est-ce pas, vous m’avez crue beaucoup plus âgée ?
Les jeunes gens se mirent à rire.
— Si l’on m’avait demandé mon opinion sur votre âge, dit son voisin, j’aurais fortement hésité entre treize ou vingt-trois ans. Des fois, je vous assure, vous avez l’air d’une toute petite fille, ce qui ne vous empêche pas de raisonner parfois comme une intelligente femme d’âge mûr.
Dans les affaires sérieuses, Gavrilo Piétrovitch, il faut raisonner sérieusement, prononça la jeune fille d’un ton doctoral en se remettant à son ouvrage.
Tout le monde se tut pour un instant. L’aiguille d’Éveline courait de nouveau en mesure sur la broderie, et les jeunes gens examinaient avec curiosité la figure mignonne de cette personne si sensée.
Éveline avait certainement beaucoup grandi et gagné depuis sa première rencontre avec Pierre, mais l’observation de l’étudiant sur son âge était complètement juste.
Au premier regard que l’on jetait sur cette petite et maigre créature, on la prenait pour une fillette ; mais dans ses mouvements lents et mesurés se manifestait tout le sérieux d’une femme. La même impression était produite par son visage.
Je crois qu’il n’y a que les Slaves pour avoir des visages pareils. Les traits réguliers et jolis sont dessinés par des lignes froides et correctes ; les yeux bleus regardent tranquillement, posément ; les couleurs animent rarement ces joues pâles, mais ce n’est point une pâleur normale toujours prête à s’allumer à la flamme d’une passion ardente, c’est plutôt la blancheur glacée de la neige. Les cheveux droits et longs d’Éveline se relevaient à peine sur ses tempes de marbre et retombaient en une tresse lourde qui semblait tirer en arrière sa tête pendant la marche.
Piétroussia, lui aussi, avait grandi, était devenu plus viril. Qui l’eût vu en ce moment, un peu à l’écart, pâle, ému et réellement beau, eût été immédiatement frappé par ce visage singulier où se reflétait si vivement chaque mouvement de l’âme.
Son front bombé, encadré de belles boucles noires, était couvert de petites rides précoces : Des couleurs enflammaient subitement ses joues et, non moins subitement, faisaient place à une pâleur mate. Sa lèvre inférieure, dont les coins s’abaissaient à peine, était de temps à autre secouée par un tremblement, et ses grands beaux yeux, qui regardaient d’un regard égal et fixe, donnaient au visage du jeune homme une nuance sombre qui n’était pas très naturelle.
— Ainsi, reprit l’étudiant d’un air moqueur après un moment de silence, mademoiselle Éveline suppose que tout ce que nous avons dit est inaccessible à l’esprit féminin ; que le sort de la femme est confiné dans la sphère étroite de la chambre et de la cuisine ?
Dans la voix du jeune homme éclatait une ironie provocante. Pendant quelques secondes tout le monde se tut, et le visage de la jeune fille se colora d’un vif incarnat.
— Vous vous hâtez trop de tirer vos conclusions, dit-elle. Je comprends tout ce que vous avez dit ; par conséquent, c’est accessible à l’esprit féminin. Je ne parlais que de moi personnellement.
Elle se tut et se pencha sur son ouvrage avec tant d’attention que le jeune homme n’eut pas le courage de pousser plus loin l’interrogatoire.
— C’est étrange, murmura-t-il. On pourrait penser que vous avez déjà arrêté le plan de toute votre existence jusqu’à la tombe même.
— Qu’y a-t-il donc là d’étrange, Gavrilo Piétrovitch ? répartit doucement la jeune fille. Je gage qu’Ilia Ivanovitch lui-même (c’était le nom du Cadet) s’est déjà tracé sa vie, et cependant il est plus jeune que moi.
— C’est vrai, dit le Cadet, fier de pouvoir intervenir dans la conversation. Je viens de lire la biographie d’un homme qui agissait toujours selon un plan défini : à vingt ans il se mariait, à vingt-cinq il commandait un détachement.
L’étudiant se mit à rire avec malice, la jeune fille rougit légèrement.
— Eh bien ! vous voyez, dit-elle au bout d’un instant avec une âpreté froide dans la voix : à chacun son chemin.
Personne ne souleva plus d’objections. Un calme sérieux régna au milieu de la jeune compagnie, ce calme sous lequel se devine si clairement une sorte de perplexité : tout le monde comprenait confusément que la conversation tombait sur un terrain délicat et personnel, qu’au-dessous des simples paroles qui étaient prononcées résonnait quelque part une corde tendue à vibrer.
Et durant ce silence, on n’entendait plus distinctement que le murmure du vieux jardin, qui devenait de plus en plus sombre à mesure que la nuit venait.
Toutes ces conversations, ces discussions, ces afflux de questions brûlantes, d’attentes et de doutes, tout cela fit irruption dans l’esprit de l’aveugle avec une violence fougueuse et inattendue. D’abord il écoutait avec une expression de transport étonné ; mais bientôt il lui fut impossible de ne pas s’apercevoir que tout ce flot roulait plus loin sans s’inquiéter de lui. On ne lui adressait pas de question, on ne lui demandait pas son avis, et bientôt il devint évident qu’il demeurait tout à fait à part, dans un triste isolement, — d’autant plus triste que la vie de la métairie était maintenant devenue plus bruyante. Malgré cela, il continuait à écouter avec soin toutes ces choses si nouvelles pour lui, et ses sourcils fortement rapprochés, son visage pâli révélaient une attention extrême. Mais cette attention avait quelque chose de sombre : elle cachait un pénible et amer travail de la pensée. La mère regardait son fils avec une tristesse dans les yeux. Ceux d’Éveline exprimaient la compassion et l’inquiétude. Maxime seul ne remarquait pas, semblait-il, l’effet que cette société bruyante produisait sur l’aveugle ; et il priait cordialement ses invités de revenir aussi souvent qu’ils le pouvaient à la métairie, en promettant aux jeunes gens d’abondants matériaux ethnographiques pour leur prochaine visite.
Les invités promirent de revenir et partirent. En prenant congé, les jeunes gens serrèrent vigoureusement les mains de Pierre. Il répondit avec impétuosité à leurs poignées de main, et écouta pendant longtemps le bruit produit sur la route par les roues de leur équipage. Puis il se retourna brusquement et il s’en alla dans le jardin.
Après le départ des invités, tout s’apaisa dans la maison ; mais ce calme parut à l’aveugle quelque peu insolite et étrange. Il semblait avoir la conscience que quelque chose de particulièrement important venait de se passer. Dans les allées redevenues silencieuses, sans autre bruit que le murmure causé par le vent dans les hêtres et les lilas, l’aveugle croyait percevoir l’écho des conversations récentes. Il entendait aussi, à travers la fenêtre ouverte, sa mère et Éveline qui discutaient avec Maxime dans le salon. Il remarqua, dans la voix de sa mère, une expression de prière et de souffrance ; celle d’Éveline trahissait l’indignation, et Maxime paraissait soutenir avec ardeur et sans plier l’attaque des deux femmes. À l’approche de Pierre, la conversation tomba immédiatement.
Maxime, en connaissance de cause, avait ouvert une brèche, d’une main implacable, dans le mur qui entourait jusqu’alors le monde de l’aveugle. La première vague, bruyante et agitée, avait déjà fait irruption à travers la brèche, et l’équilibre psychique du jeune homme vibrait sous l’influence de ce premier coup.
À présent, son cercle enchanté lui paraissait déjà étroit. Le calme de la métairie, le murmure et le frôlement paresseux du vieux jardin commençaient à lui peser. L’obscurité se mit à lui parler de nouveau, par des voix nouvelles et séduisantes, vacillant devant lui, le pressant dans l’attente anxieuse d’une prestigieuse animation.
Elle l’appelait, l’attirait, éveillait les questions qui sommeillaient au fond de son cœur, et déjà ses premiers appels se traduisaient sur son visage par une pâleur, et dans son âme par une souffrance pénible, quoique encore confuse.
Ces symptômes inquiétants n’échappèrent pas aux deux femmes. Elles voyaient que Maxime les remarquait aussi, mais que tout cela entrait dans les desseins du vieillard, qu’elles ignoraient. Toutes les deux le taxaient de cruauté, et la mère aurait voulu faire de ses mains un rempart à son fils contre les souffles de la vie qui l’agitaient. — Une serre ? Eh bien ! qu’importe ! puisque jusqu’ici son enfant s’est trouvé bien dans la serre, qu’il en soit de même à l’avenir !
Éveline ne disait pas, évidemment, tout ce qu’elle avait sur le cœur ; mais depuis quelque temps, elle commençait à s’élever contre certaines propositions de Maxime, parfois complètement insignifiantes, avec une âpreté sans précédent.
Le vieillard la regardait, de dessous ses sourcils, avec des yeux scrutateurs, qui rencontraient parfois les yeux étincelants et irrités de la jeune fille. Maxime secouait la tête, murmurait quelque chose et s’entourait d’épais nuages de fumée, ce qui, chez lui, dénotait un grand travail de pensée ; mais il tenait bon et, de temps en temps, sans s’adresser à personne en particulier, il émettait des opinions assez dédaigneuses sur le cœur féminin, si déraisonnable ; sur l’intelligence des femmes, qui, comme on sait, est beaucoup plus courte qu’un cheveu[25], et qui les empêche de rien voir au-delà de la souffrance ou de la joie du moment.
— Couveuse ! disait-il parfois à sa sœur, en frappant d’un air irrité le parquet, avec ses béquilles.
Mais il se fâchait rarement ; la plupart du temps, il combattait les raisonnements de sa sœur, doucement et avec une compassion condescendante, d’autant plus que chaque fois qu’ils discutaient, elle lui cédait quand elle était seule avec son frère. Ce qui ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de revenir toujours sur le même sujet. Mais quand Éveline était présente, l’affaire devenait plus sérieuse, et, dans ce cas, le vieillard préférait se taire. Il semblait qu’une lutte fût imminente entre lui et la jeune fille, et que chacun se bornât pour l’instant à étudier son adversaire, en cachant soigneusement son jeu.
Quand, deux semaines plus tard, les jeunes gens revinrent avec leur père, Éveline les accueillit avec une froide réserve. Cependant, elle avait de la peine à tenir bon contre leur jeune, leur ardente animation. Durant des journées entières, les jeunes gens parcouraient le village, chassaient, recueillaient dans les champs les chansons des moissonneurs, et, le soir venu, toute la compagnie se rassemblait sur la terrasse de la maison.
Par une de ces soirées, et avant qu’Éveline n’eût eu le temps de s’en apercevoir, la conversation tomba de nouveau sur des sujets délicats. Comment cela arriva-t-il, qui commença le premier, ni elle ni personne n’aurait pu le dire. C’était arrivé insensiblement comme s’était éteint le crépuscule, comme étaient venues les ombres vespérales qui rampaient dans le jardin, comme le rossignol avait entamé dans le buisson sa chanson du soir.
Le jeune étudiant parlait fougueusement, avec cette passion particulière de la jeunesse qui, sans compter ni raisonner, se jette au-devant de l’avenir inconnu, avec un fier défi. Il y avait dans cette foi et dans cette passion une force spéciale et charmeuse, presque une puissance d’appel invincible...
La jeune fille rougit brusquement, ayant compris que ce défi s’adressait maintenant, peut-être sans intention préconçue, à elle directement.
Elle écoutait, la tête baissée sur son ouvrage. Ses yeux commencèrent à étinceler, son visage se colorait, son cœur palpitait... Puis l’éclat de ses regards s’éteignit, elle pâlit, ses lèvres se serrèrent, son cœur se mit à battre encore plus fort, et sur son visage apparut une expression de frayeur...
Elle eut très peur, car sous l’influence des discours de l’étudiant, il lui semblait que devant ses yeux se fendait tout à coup un sombre mur, et qu’à travers cette fissure apparaissaient, resplendissantes, les lointaines perspectives d’un monde bouillonnant, vaste et actif.
Oui, depuis longtemps déjà ce monde l’appelait. Elle ne s’en apercevait pas auparavant ; mais, dans l’ombre du vieux jardin, sur un banc écarté, elle restait souvent assise pendant des heures entières, toute à ses rêves irréalisables. Son imagination lui retraçait des tableaux vifs et lointains, et dans ces tableaux il n’y avait pas de place pour l’aveugle...
À présent ce monde s’approchait d’elle ; non, seulement il l’appelait, mais il s’arrogeait un droit sur elle.
Elle jeta un regard furtif du coté de Piétroussia, et quelque chose lui poignit le cœur. Il était assis immobile, pensif ; toute sa figure semblait s’être affaissée et lui resta dans la mémoire sous la forme d’une tache sombre.
— « Il comprend tout... » Cette idée traversa la tête de la jeune fille comme un éclair et la glaça... Tout son sang lui reflua au cœur, et elle sentit elle-même son visage se couvrir d’une pâleur mortelle. Elle s’imagina pour un instant qu’elle était déjà là-bas, dans ce monde lointain et ardent, et que lui demeurait ici assis, la tête penchée, seul ; ou bien, non !... il était là, sur la petite colline, près de la rivière, ce garçon aveugle avec qui elle avait pleuré un soir...
Elle eut peur. Il lui sembla que quelqu’un se préparait à arracher le couteau de son ancienne blessure.
Elle se souvint des regards prolongés de Maxime. Voilà donc ce que signifiait ces regards taciturnes ! Il connaissait sa nature mieux qu’elle-même, il avait deviné que dans son cœur la lutte et le choix étaient possibles, qu’elle n’était pas encore bien sûre d’elle-même...
Mais non, il se trompe. Elle a fait le premier pas, et plus tard elle verra ce qu’il lui sera encore possible de prendre à la vie... Elle soupira profondément, douloureusement, comme en reprenant haleine après un travail pénible, et jeta un regard autour d’elle. Elle n’aurait pas pu dire combien avait duré le silence, s’il y avait longtemps que l’étudiant s’était tu, où s’il parlait encore. Elle jeta un regard là où une minute avant Pierre se trouvait assis.
Il n’était plus là.
Alors, ayant tranquillement posé son ouvrage, elle se leva aussi.
— Excusez-moi, messieurs, fit-elle, en s’adressant aux invités. Je vous laisse un instant seuls.
Et elle se dirigea vers l’allée longue et ombreuse.
Cette soirée était pleine d’agitation, mais non pas pour Éveline seule. Au tournant de l’allée, où se trouvait un banc, la jeune fille entendit des voix animées. Maxime causait avec sa sœur.
— Oui, je ne songeais pas moins à elle qu’à lui, disait le vieillard d’un ton sévère. Pense donc, elle n’est encore qu’une enfant ignorante de la vie ! Je ne puis croire que tu aies voulu profiter de l’ignorance d’une enfant...
Dans la voix d’Anna Mikhaïlovna, quand elle répondit, des larmes tremblaient.
— Alors quoi ! Maxime ?... Si elle... Qu’adviendra-t-il donc de mon fils ?
— Arrive que pourra ! répondit durement le vieux soldat. Alors nous verrons. Eu tout cas, il ne doit pas avoir le remords d’avoir brisé la vie d’une autre personne. Et ce remords serait le nôtre aussi... Pense-s-y donc, Anna, ajouta-t-il plus doucement.
Le vieillard prit la main de sa sœur et y déposa un tendre baiser. Anna Mikhaïlovna baissa la tête.
— Mon pauvre, pauvre enfant !...
La jeune fille devina plutôt ces paroles qu’elle ne les entendit, si faible était le soupir échappé aux lèvres de la mère.
Une rougeur envahit le visage d’Éveline. Malgré elle, elle s’arrêta au tournant de l’allée... Maintenant, si elle se montrait, tous les deux verraient qu’elle avait surpris leurs pensées secrètes...
Mais, au bout de quelques instants, elle leva fièrement la tête, elle ne voulait pas rester aux écoutes ; et, en tout cas, ce n’était pas une fausse honte qui pourrait l’arrêter dans son chemin. Et puis ce vieillard s’avançait un peu trop. Elle saurait bien disposer elle-même de sa vie...
Elle apparut au tournant de l’allée et passa près des deux interlocuteurs, tranquillement, la tête haute. Maxime retira involontairement sa béquille pour lui livrer passage, et Anna Mikhaïlovna la regarda avec une expression d’amour contenu, d’adoration, presque d’effroi.
La mère sentait, eût-on dit, que cette fière et blonde jeune fille, qui venait de passer avec cet air courroucé et hautain, portait en elle le bonheur ou le malheur de son enfant.
Il y avait dans le jardin un vieux moulin abandonné. Ses roues ne tournaient plus depuis longtemps, ses solives étaient vertes de mousse, et à travers les anciennes écluses l’eau suintait en petites gouttelettes qui tombaient sans discontinuer. C’était le refuge favori de Piétroussia, qui passait là de longs instants, accoudé au parapet de la digue, et écoutant avec attention les voix de l’eau qui filtrait, voix qu’il avait excellemment traduites au piano. Mais en ce moment il n’avait nulle envie de s’y arrêter. Il marchait d’un pas rapide le long du petit sentier, le cœur débordant d’amertume, le visage crispé par une douleur intérieure.
Ayant ouï les pas de la jeune fille, il s’arrêta ; Éveline lui posa la main sur l’épaule et lui demanda sérieusement :
— Dis-moi, Pierre, qu’est-ce que tu as donc ? Pourquoi es-tu si triste ?
Il se détourna vivement et se mit à marcher à grands pas dans le sentier. La jeune fille le suivit.
Elle avait compris son mouvement brusque et son silence, et baissait la tête. On entendait l’air d’une chanson venant du côté de la ferme. Adoucie par la distance, une voix jeune et forte chantait la tendresse et le bonheur, et les sons résonnaient dans le calme de la nuit, dominant le doux murmure du jardin.
Là-bas, des gens heureux parlaient d’une vie « active » et « pleine ». Il y avait quelques minutes à peine, elle se trouvait au milieu d’eux, enivrée des rêves de cette vie dans laquelle il n’y avait pas de place pour lui. Elle n’avait même pas remarqué son départ. Et lui... qui sait combien ces moments de chagrin isolé lui avaient paru longs !...
Ces pensées traversaient la tête de la jeune fille, pendant qu’elle marchait à côté de Pierre dans l’allée. Jamais encore elle n’avait eu tant de peine à entamer la conversation avec lui, à se rendre maîtresse de son humeur. Cependant, elle sentait que sa présence adoucissait peu à peu les sombres pensées de l’aveugle.
Et en effet, sa démarche était devenue très lente, son visage plus tranquille. Il entendait à côté de lui les pas de son amie, et peu à peu la douleur aiguë de son âme se calmait, faisant place à un autre sentiment. Il ne se rendait pas compte de ce sentiment, mais il ne lui était pas inconnu, et il s’abandonnait volontiers à son influence bienfaisante.
— Qu’as-tu, Pierre ? répéta-t-elle.
— Rien de particulier, répondit-il avec amertume. Seulement, il me semble que je suis de trop dans le monde.
La voix qui chantait près de la maison se tut, et, un instant après, résonna de nouveau pour une autre chanson. On l’entendait à peine ; elle fredonnait une ancienne « rêverie », en imitant le chant si doux des joueurs de bandoura. De temps en temps il semblait qu’elle s’éteignît complètement ; un silence régnait pendant lequel un rêve indécis berçait l’imagination, puis une suave mélodie traversait de nouveau le murmure du feuillage.
Le jeune aveugle s’arrêta involontairement et se mit à écouter.
— Oui, fit-il tristement, il me semble que les vieux ont raison de dire qu’avec le temps les choses vont de mal en pis. Jadis, les aveugles mêmes étaient plus heureux ! Au lieu du piano, j’aurais appris à jouer de la bandoura, et j’irais dans les villes et les villages... Des foules d’hommes viendraient de tous côtés et je leur chanterais les exploits de leurs pères, leurs hauts faits et leur gloire. Alors moi aussi j’aurais été quelque chose dans la vie. Et à présent ? Même ce petit Cadet, avec sa voix aiguë, même celui-là, tu l’as entendu, parle de se marier et de commander un détachement. On s’est moqué de lui, mais à moi... même cela ne m’est pas permis.
Les yeux bleus de la jeune fille s’ouvrirent tout grands de frayeur, et une larme y brilla.
— C’est la conséquence des discours de l’étudiant que tu as trop écoutés, fit-elle d’un air confus, en essayant de donner à sa voix le ton d’une plaisanterie insouciante.
— Oui, répondit Pierre d’un air pensif... Mais quel excellent jeune homme, et quelle agréable voix que la sienne !
— Oui, c’est vrai, appuya Éveline d’un air songeur et presque avec tendresse.
Mais tout à coup, comme se ravisant, elle ajouta avec colère :
— Non, il ne me plaît pas. Il a trop de confiance en lui-même, et sa voix est désagréable et suraiguë.
Piétroussia écouta avec étonnement cette sortie courroucée.
La jeune fille frappa du pied et continua :
— Et puis, tout cela, ce sont des sottises. Tout cela a été imaginé, je le sais, par l’oncle Maxime. Oh ! comme je le hais à présent, ce Maxime !
— Que dis-tu là, Éveline ? demanda l’aveugle. En quoi Maxime est-il donc coupable ?
— Oh ! lui aussi se croit fort intelligent, et à cause de cela il a, par ses calculs, tué en lui toute sensibilité. Ne me parle pas, ne me parle pas d’eux... Et d’où vient qu’ils se sont arrogé le droit de disposer du sort d’autrui ?
Elle s’arrêta soudainement, serra ses petites mains si fort que ses doigts en craquèrent, et elle se mit à pleurer avec une moue enfantine.
L’aveugle lui prit la main avec étonnement et compassion. Cette sortie d’une jeune fille jusqu’alors si tranquille et si posée était tellement inattendue et inexplicable ! Il écoutait, en même temps, et ses pleurs et l’écho étrange que ces pleurs provoquaient dans son propre cœur.
Mais tout à coup elle dégagea sa main, et l’aveugle eut une nouvelle surprise : la jeune fille riait.
— Que je suis donc bête ! Et pourquoi donc est-ce que je pleure ?
Elle essuya ses yeux et se mit à parler d’une bonne voix émue :
— Non, il faut être juste ; tous deux sont d’honnêtes, d’excellentes gens. Et ce qu’il a dit tout à l’heure était très bien. Mais est-ce que c’est applicable à tous ?
— À tous ceux qui le peuvent, s’écria sourdement l’aveugle.
— Quelle sottise ! répondit-elle d’une voix claire, mais où tremblaient encore dans un sourire les larmes de tout à l’heure. Même Maxime, lui aussi, n’a guerroyé, n’est-ce pas, que tant qu’il l’a pu, et à présent il vit comme il peut. Eh bien ! nous aussi...
— Ne dis pas : nous ! Toi, c’est tout à fait autre chose...
— Non, pas autre chose.
— Pourquoi ?
— Parce que... Eh bien ! mais puisque tu dois te marier avec moi, nous aurons, n’est-ce pas, la même vie ?
L’aveugle s’arrêta étonné.
— Moi ?... avec toi ?... Alors... tu dois te marier... avec... ?
— Mais oui, mais oui, certainement ! répondit-elle vivement avec émotion. Que tu es bête ! Est-il possible que cette idée ne te soit jamais venue ? Mais c’est une chose si simple ! Avec qui donc te marierais-tu, si ce n’est avec moi ?
— Certainement, acquiesça-t-il avec un égoïsme étrange.
Puis, se ravisant immédiatement :
— Écoute, Éveline, dit-il en la prenant par la main. Là-bas on vient de dire que dans les grandes villes les jeunes filles apprennent tout ; devant toi aussi une large voie aurait pu s’ouvrir... Tandis que moi, je suis...
— Qu’es-tu donc, toi ?
— Tandis que moi, je suis... aveugle ! acheva-t-il.
La jeune fille sourit, mais elle reprit elle-même sur le même ton :
— Qu’importe, que tu sois aveugle ! Est-ce que, si une jeune fille s’éprend d’un aveugle, elle ne se marie pas avec lui ? Mais puisqu’il en est toujours ainsi, qu’y pouvons-nous donc faire ?
Il sourit aussi et baissa la tête avec l’air pensif qui lui était habituel, comme s’il écoutait avec attention ce qui se passait dans son âme. Tout était tranquille, hormis l’eau qui parlait de quelque chose, en murmurant et en bruissant. De temps en temps il semblait que ce bruit s’apaisait et allait s’éteindre tout à fait, mais immédiatement il s’accentuait de nouveau et recommençait à résonner sans fin, sans répit. L’épais et obscur feuillage du merisier à grappes s’agitait. La chanson près de la maison s’était tue, mais, en revanche, près de l’étang le rossignol entamait la sienne....
Par ce coup hardi et imprévu, et combien doux ! la jeune fille avait dispersé le sombre nuage étendu sur le cœur de l’aveugle. Le sentiment né en lui, il ne savait quand, mais affermi et tranquille, et dont, pour ces raisons, il ne se rendait pas compte, se définissait maintenant, tout d’un coup, dans sa conscience ; il s’accentuait, il remplissait tous les recoins de son cœur. Et comment, en effet, ne s’en était-il pas douté auparavant ?
Il demeura quelque temps immobile, puis, levant la tête, il pressa fortement la petite main d’Éveline dans la sienne. Il s’étonna que la poignée de main, si faible, par laquelle elle lui répondait, ressemblât si peu à celle d’autrefois : la timide pression de ces petits doigts se faisait à présent sentir jusqu’au fond de son cœur. En dehors de l’ancienne Éveline, l’amie de son enfance, il devinait à présent en elle encore une autre, une nouvelle jeune fille.
Il se souvint de ses pleurs de tout à l’heure, et se trouva alors fort et puissant, tandis qu’il se la représentait pleurante et faible. Alors, sous l’influence d’une tendresse profonde, il l’attira vers lui d’une main, et se mit à caresser de l’autre ses boucles soyeuses.
Et il lui semblait que tout son chagrin disparaissait dans la profondeur de son être, qu’il n’avait plus ni aspirations ni désirs, et que le présent seul existait pour lui.
Le rossignol qui pendant quelques instants, avait essayé sa voix, attaqua sa chanson et remplit le jardin de ses trilles effrénés. La jeune fille tressaillit et écarta pudiquement la main de Pierre.
— Eh bien ! assez, mon ami, fit-elle en se dégageant de l’étreinte.
Il n’insista pas, et l’ayant laissée, respira à pleins poumons. Il l’entendait arranger ses cheveux. Son cœur battait à coups puissants, mais égaux et doux. Il sentait que son sang chaud distribuait dans tout son corps une vigueur nouvelle.
Lorsque, au bout d’un instant, elle lui dit de son ton naturel : « Eh bien ! à présent allons rejoindre les invités... » il écouta avec une attention particulière cette chère voix qui, maintenant, résonnait à son oreille avec une harmonie inaccoutumée.
Les invités et les hôtes s’étaient rassemblés dans le petit salon ; l’aveugle et Evéline manquaient seuls. Maxime causait avec son vieux camarade, les jeunes gens étaient assis en silence près des fenêtres ouvertes ; dans la société dominait cette disposition d’âme calme et spéciale, au fond de laquelle couve quelque drame dont personne ne se rend clairement compte, mais que tout le monde pressent.
Maxime jetait de rapides regards chargés d’anxiété dans la direction de la porte. Mme Popielsky, le visage mélancolique et comme d’un coupable, s’efforçait manifestement de paraître une hôtesse attentive et aimable ; seul, Popielsky, notablement arrondi, et comme toujours d’aspect débonnaire, sommeillait en attendant le souper.
Quand, sur la terrasse qui menait du jardin dans le petit salon, des pas se firent entendre, tous les yeux se tournèrent de ce côté. Dans la pénombre de la large porte apparut la silhouette d’Éveline, suivie de l’aveugle, qui montait les dernières marches.
La jeune fille sentit tous ces regards attentifs fixés sur elle ; cependant elle ne se troubla point. Elle traversa la pièce de sa démarche égale et habituelle ; un seul moment, ayant rencontré un rapide regard de Maxime, elle sourit imperceptiblement avec une expression de défi et de moquerie dans les yeux. Maxime resta pensif et répondit tout de travers à une question qu’on lui adressait. Mme Popielsky examinait avec attention son fils.
Le jeune homme suivait la jeune fille sans — à ce qu’il semblait — se rendre bien compte où elle le menait. Quand, sur le pas de la porte, se montrèrent son pâle visage et sa fine silhouette, il s’arrêta tout court, avec hésitation, sur le seuil de cette pièce pleine de lumière et de monde. Mais bientôt il franchit ce seuil, et vite, quoique toujours avec le même air mi-distrait, mi-concentré, il s’approcha du piano et en souleva le couvercle.
Maintenant, il paraissait avoir oublié où il se trouvait, oublié qu’il y avait des étrangers dans la pièce et, instinctivement, il s’était porté vers son instrument favori pour donner issue au sentiment qui l’étreignait.
Après avoir soulevé le couvercle, il toucha légèrement le clavier et plaqua quelques accords légers et rapides. Il semblait demander quelque chose soit à l’instrument, soit à sa propre inspiration.
Puis, les mains étendues sur le clavier, il tomba dans une méditation profonde, et dans le petit salon un silence s’établit. La nuit regardait à travers les ouvertures noires des fenêtres ; par-ci par-là des branches vertes du jardin, éclairées par la lumière de la lampe, semblaient jeter des coups d’œil curieux. Les invités, préparés par les accords confus du piano qui venait de se taire, en partie saisis par l’étrange inspiration que reflétait le pâle visage de l’aveugle, étaient assis dans une attente muette...
Et Pierre se taisait toujours ; ses yeux levés vers le plafond, il semblait toujours écouter quelque chose avec attention. Les sensations les plus diverses s’agitaient dans son âme comme des vagues fortement secouées. L’afflux d’une vie inconnue le soulevait comme le flot montant soulève une nacelle longtemps paisible sur le sable de la grève... Sur ses traits étaient peints l’étonnement, l’interrogation, et encore une excitation particulière qui glissait sur son visage sous forme d’ombres rapides. Les yeux de l’aveugle s’élargissaient, brillaient et s’éteignaient tour à tour.
Un instant on put croire qu’il ne trouvait pas dans son âme ce qu’il écoutait avec une attention si avide. Mais enfin, quoique toujours avec le même air étonné et comme si ce qu’il attendait n’était point venu, il tressaillit, toucha le clavier et, emporté par une nouvelle vague du sentiment dont il était débordé, il s’abandonna tout entier à une délicieuse rêverie dont les accords sonores et majestueux tintaient, chantaient, roulaient des grondements...
Il y avait là tout ce qui se pressait dans ses souvenirs, quand, tout à l’heure, silencieux et la tête baissée, il écoutait avec attention les impressions du passé qu’il venait de traverser ; il y avait là les voix de la nature, le bruit du vent, le murmure de la forêt, le clapotement de l’eau, les paroles confuses qui se perdent dans le vague lointain. Tout cela s’entre-croisait et résonnait sur le fond de cette sensation particulière et profonde qui dilate le cœur, et qu’évoque dans l’âme le mystérieux langage de la nature, de cette sensation si difficile à définir... L’angoisse ?... Mais pourquoi est-elle si douce ? — La joie ?... Mais pourquoi donc est-elle si profondément, si infiniment triste ?
Tout cela vibrait sous les doigts de l’aveugle, d’abord doucement, avec hésitation, d’une manière indécise. Il semblait que l’imagination de l’artiste essayait, sans y parvenir, de se soulever au-dessus de cet afflux chaotique d’impressions. Puissants mais isolés, forts mais confusément indéfinis, ces souffles de la nature grandiose et indifférente, qui pour cette raison n’arrivaient seulement qu’à faire languir l’âme, possédaient complètement le musicien, et lui ne pouvait pas s’en rendre maître.
De temps en temps les sons s’accentuaient, grandissaient et devenaient plus forts. Il semblait que d’un moment à l’autre il allait, en quelques accords énergiques, les fondre tous dans un ensemble de belle et puissante harmonie : en ces moments-là, les auditeurs suspendaient leur haleine, et Maxime se demandait avec étonnement où l’aveugle avait acquis cette plénitude des sensations. Mais ce torrent, avant d’avoir eu le temps de se lever, retombait tout à coup avec une sorte de grondement plaintif, comme une vague qui s’éparpille en perles écumeuses ; et longtemps résonnaient, de plus en plus faibles, des notes interrogatives de perplexité amère.
Piétroussia se taisait pour un instant, et de nouveau régnait dans le petit salon un silence interrompu seulement par le murmure du feuillage dans le jardin. L’enchantement qui, quelques instants avant, avait ravi les auditeurs et les avait emportés quelque part, fort loin au delà de ces modestes murs, cet enchantement se rompait, et le petit salon semblait se resserrer autour d’eux, et la nuit se remettait à les regarder à travers les fenêtres ouvertes, jusqu’à ce que, après avoir rassemblé ses forces, le musicien frappât de nouveau le clavier de l’instrument.
Et bientôt les sons naissaient de nouveau, s’en allaient à la recherche d’on ne savait quoi, éclataient dans toute leur ampleur, plus haut, plus fort. La basse continue et l’harmonie des accords s’entrelaçaient avec la mélodie merveilleuse d’une chanson populaire où résonnaient tantôt la tendresse et la mélancolie, tantôt le souvenir des souffrances et des gloires passées, tantôt la jeune ivresse de la joie ou de l’espérance. L’aveugle essayait d’épancher ses sentiments dans des formes toutes prêtes et bien connues de lui.
Mais la chanson, elle aussi, s’éteignit en frémissant dans le silence du petit salon, sur la même note plaintive d’une question irrésolue.
À la troisième reprise, il attaqua un morceau qu’il avait appris autrefois d’après la musique... Peut-être espérait-il mettre son sentiment nouveau et personnel en harmonie avec la force créatrice propre au génie de l’auteur.
Apprendre les notes est en général, une chose très difficile pour un aveugle. Elle sont imprimées, ainsi que les autres caractères, en relief, de telle sorte que les notes différentes sont désignées par des signes spéciaux et disposées sur une seule rangée, comme les lignes d’un livre. Pour exprimer diverses notes réunies en un seul accord, on place entre elles des points d’exclamation. On comprend qu’un aveugle doive les apprendre par cœur, et, de plus, séparément pour chaque main. C’est donc un travail très difficile et des plus compliqués. Cependant Pierre avait été, dans cette occurrence comme toujours, grandement stimulé par le plaisir que lui procurait le résultat de ce travail. Après avoir appris par cœur plusieurs accords pour chaque main, il se mettait au piano ; et quand, grâce à la réunion de ces hiéroglyphes en relief, se formaient des accords bien coordonnés, tout à coup, et sans qu’il s’y attendît lui-même, il en éprouvait une telle joie, il y prenait un si vif intérêt, qu’il oubliait sa peine et s’adonnait même avec ardeur à cette besogne ardue.
Néanmoins, entre le morceau ainsi figuré sur le papier et son exécution, que d’étapes intermédiaires ! Avant que le signe pût se transformer en une mélodie, il devait passer par les doigts, se graver dans la mémoire, puis revenir aux extrémités des doigts qui exécutaient.
Pendant ce temps, l’imagination artistique de l’aveugle, très fortement développée et déjà capable de créer des formes originales, prenait part au travail compliqué de l’apprentissage, et donnait à la pièce étrangère un cachet personnel bien marqué. Les formes dans lesquelles se moulait le sentiment musical de Pierre étaient justement celles sous lesquelles la mélodie lui était apparue pour la première fois, et auxquelles l’avait façonné le jeu de sa mère. C’étaient les formes de la musique populaire qui résonnaient continuellement dans son âme, et qu’empruntait, pour lui parler, la nature natale.
Et maintenant, quand il jouait cette pièce, le cœur palpitant et l’âme trop pleine, dès les premières phrases du chant mélodique, on pouvait déjà remarquer dans son jeu quelque chose de si éclatant, de si vif, et en même temps de si original, que longtemps le visage des auditeurs exprima tout à la fois le transport et l’étonnement.
Cependant, au bout de quelques minutes, tout l’auditoire retomba sous le charme ; seul, le fils aîné de Stavroutchenko, un musicien de profession, écoutait avec attention, essayant de reconnaître le morceau et analysant la « manière » particulière du pianiste.
La musique plane au-dessus des partis, elle réunit toutes les opinions. Les yeux des jeunes gens brillaient d’animation, leurs visages s’illuminaient ; dans leur esprit naissaient d’aventureuses pensées d’avenir et de bonheur inconnus. Les yeux de l’oncle Maxime, le vieux sceptique, étincelaient aussi. Tout d’abord, le père Stavroutchenko était assis la tête penchée et écoutait silencieusement ; puis il commença à s’animer de plus en plus, et enfin il poussa Maxime du coude en chuchotant :
— En voilà un qui joue bien !... On peut dire... fort bien... ma foi !...
À mesure que les sons grandissaient, il se rappelait sans doute quelque souvenir de sa jeunesse, car ses yeux s’illuminaient, son visage se colorait. Il se dressa tout debout, et, levant le poing, voulut même donner un coup sur la table, mais il se retint, et abaissa son bras sans aucun bruit. Après avoir enveloppé ses fils d’un regard rapide, il caressa ses moustaches, et se penchant vers Maxime, il lui dit :
— Ils veulent remiser les vieillards aux archives... Que nenni !... De notre temps, mes petits, nous autres aussi... Et même à présent encore... Est-ce vrai ou non ?
Anna Mikhaïlovna regardait Éveline d’un air d’interrogation. La jeune fille avait posé son ouvrage sur ses genoux et contemplait le musicien aveugle, mais ses yeux bleus ne reflétaient qu’une attention enchantée. Elle comprenait ces sons à sa manière : elle semblait y retrouver le doux clapotement de l’eau dans les vieilles écluses et le murmure du merisier dans les sombres allées.
Mais le visage de l’aveugle n’exprimait pas ce transport qui s’était emparé de ses auditeurs. Il était évident que le dernier morceau non plus ne lui procurait pas la satisfaction qu’il cherchait. Les notes finales trahirent encore une question confuse, un mécontentement, une plainte. Et ayant jeté un coup d’œil sur le visage de son fils, la mère y lut une expression qui ne lui parut pas inconnue. Dans sa mémoire se dressa une journée ensoleillée d’un printemps d’autrefois, quand son enfant était couché au bord de la rivière, écrasé sous les impressions trop vives de la nature printanière qui l’excitait.
Mais à présent cette expression ne fit que glisser sur le visage de Pierre. Une voix bruyante s’éleva dans le salon. Stavroutchenko père étreignit le jeune musicien dans ses bras.
— Tu joues parfaitement bien, mon garçon. Devant Dieu, tu joues très bien !
Les jeunes gens, encore tout émus et transportés, lui serraient les mains avec effusion, l’étudiant lui prédisait une large et brillante célébrité artistique.
— Oui, c’est vrai ! confirma le frère aîné. Vous avez réussi à vous assimiler merveilleusement le caractère même de la mélodie populaire. Vous l’avez faite vôtre et la possédez complètement. Mais dites-moi, je vous prie, quel morceau nous avez-vous joué en dernier lieu ?
Pierre nomma une composition italienne.
— C’est ce que je pensais, répondit le jeune homme. Je la connais un peu... Vous avez une manière étonnamment originale. D’autres la jouent mieux que vous peut-être, mais personne encore ne l’a exécutée comme vous l’avez fait.
— Pourquoi penses-tu donc que les autres la jouent mieux ? lui demanda son frère.
— Vois-tu... J’en ai entendu l’exécution conforme à l’original. Tandis que ceci... c’est comme une traduction libre de la langue musicale italienne en petit-russien.
L’aveugle écoutait avec attention. C’était la première fois qu’il était devenu l’objet de conversations animées, et dans son âme commençait à germer la conscience de sa force. Il pouvait donc, lui aussi, faire quelque chose dans la vie. Il était assis sur sa chaise, la main étendue sur le pupitre, et au milieu du bruit des voix, il sentit sur cette main un tiède attouchement. C’était Éveline qui s’était approchée de lui et, lui pressant imperceptiblement les doigts, murmurait avec une joyeuse excitation ;
— Tu as entendu ? Toi aussi tu auras ton œuvre à toi... Si tu voyais l’effet que tu peux produire grâce à ton jeu !...
L’aveugle tressaillit et se redressa. Personne ne remarqua cette courte scène, excepté la mère. Son visage s’embrasa de vives couleurs, comme au premier baiser d’un fiancé épris.
L’aveugle était toujours à la même place, immobile et pâle. Il luttait contre les impressions du nouveau bonheur qui l’envahissait, et peut-être pressentait-il aussi l’approche d’un orage qui se levait déjà, sous l’aspect d’un lourd nuage sans forme, des profondeurs de son cerveau.
Le lendemain, l’aveugle se réveilla de bonne heure. Sa chambre était silencieuse ; dans la maison aussi, tout dormait encore. À travers la fenêtre, qui était restée ouverte toute la nuit, montait du jardin la fraîcheur de l’heure matinale. La mémoire de Pierre ne lui retraçait pas encore les événements de la veille, mais tout son être débordait d’une sensation nouvelle, inconnue jusqu’alors.
Il resta au lit quelques minutes, prêtant l’oreille au doux gazouillement de quelque oiseau dans le verger, écoutant d’étranges sensations qui lui remplissaient le cœur.
— Qu’est-ce qu’il m’est donc arrivé ? pensait-il.
Et au même moment résonnèrent dans sa mémoire les paroles qu’Éveline avait dites la veille au crépuscule, près du vieux moulin.
« Est-il possible que tu n’y aies jamais songé ?... Comme tu es bête... »
Non, il n’y avait jamais pensé. Sa présence lui procurait une vive jouissance, mais jusqu’alors il ne s’en rendait pas compte, pas plus que nous ne sentons l’air que nous respirons. Ces simples paroles étaient tombées dans son âme comme une pierre tombe d’en haut sur la nappe cristalline des eaux : tout à l’heure elle était unie et calme et reflétait paisiblement la lumière du soleil et le ciel bleu... ; un seul coup l’a troublée, et la voilà remuée jusque dans ses profondeurs mêmes.
À présent, il se réveillait avec une âme renouvelée ; et elle, son ancienne petite amie, lui apparaissait sous un autre jour. Se remémorant tout ce qui s’était passé la veille, jusqu’aux moindres détails, il écoutait avec étonnement le son de sa « nouvelle voix » que son imagination faisait surgir de sa mémoire : « Comme tu es bête !... »
Il sauta rapidement du lit, s’habilla, et courut, par les allées du jardin brillantes de rosée, vers le vieux moulin. Comme la veille l’eau murmurait et les rameaux du merisier à grappes se parlaient en chuchotant. Seulement, la veille il faisait noir, tandis qu’à présent étincelait une belle matinée ensoleillée. Et jamais encore, il « n’avait senti » la lumière si clairement. Il semblait qu’avec l’humidité odorante et l’exquise fraîcheur du matin, entraient en lui ces gais rayons du jour riant qui lui caressaient les sens.
Mais en même temps que ce réveil joyeux, et parallèlement avec lui, naissait au fond de son cœur une autre sensation. Elle n’avait pas de forme définie ; il ne la ressentait même pas tout d’abord, mais, néanmoins, dès les premiers jours, elle se mêlait à son humeur comme un accord mélancolique qui se glisse imperceptiblement au beau milieu d’une joyeuse chanson. Elle se ramassait quelque part dans les profondeurs de son âme, comme dans l’azur surchauffé un gros nuage naît d’une petite nuée ; et, pareille à ce nuage qui en se dilatant éclate en pluie, son âme se gonflait de larmes de plus en plus pressées, et ce nouveau sentiment l’envahissait à tel point que par moments il couvrait tout le reste. Tout à l’heure encore, les paroles d’Éveline tintaient dans ses oreilles, dans son souvenir se pressaient tous les détails du premier aveu ; il sentait dans ses doigts les cheveux soyeux de la jeune fille, il percevait près de sa poitrine les battements de son sein. Et une image se formait, qui faisait joyeusement tressaillir son propre cœur. Mais un je ne sais quoi d’indistinct comme les fantômes qui peuplaient son imagination sombre glaçait cette image d’un souffle mortel, et elle s’évanouissait, s’évaporait. C’était en vain qu’il venait près du moulin, qu’il y restait debout des heures entières en essayant de reconstituer dans sa mémoire les paroles d’Éveline, le son de sa voix, ses mouvements ; il n’arrivait plus à les réunir en cette entité harmonieuse du sentiment qui dans les premiers temps imprégnait tout son être. Dès le commencement même, au fond de ce sentiment se trouvait le germe de quelque chose de tout différent, et à présent cette « autre chose » s’étendait devant lui comme un nuage orageux sur l’horizon.
Maintenant les sons de la voix d’Éveline s’éteignaient, toutes les impressions de l’heureuse soirée se ternissaient, et à leur place le vide s’entr’ouvrait béant. Et dans ce vide, pour le remplir, un désir ardent s’élevait, avec un pénible effort, du fond même de l’âme de l’aveugle : il voulait la voir.
La vive secousse qui avait tiré de leur sommeil paisible ses jeunes forces équilibrées momentanément, avait éveillé en même temps cette aspiration fatale qui portait en elle les germes d’une souffrance incurable.
Il aimait Éveline et voulait la contempler !
Les invités repartis, tout reprit son train habituel à la métairie de Popielsky. Mais le caractère de l’aveugle changea brusquement : il devint inégal et nerveux. De temps en temps, quand les souvenirs de son bonheur surgissaient devant lui dans leur vive intensité, il s’animait un peu et son visage se rassérénait. Mais cela ne durait pas longtemps et plus tard ces instants d’accalmie eux-mêmes se troublaient d’une inquiétude : il semblait que Piétroussia eût peur de les voir fuir pour ne plus revenir jamais. Cela rendait son humeur fantasque : à de brefs moments de tendresse impétueuse et de nerveuse surexcitation succédaient des journées d’une tristesse accablée, noire, désespérée. Enfin les mauvais pressentiments de la mère se réalisèrent : les cauchemars de l’enfant reprirent le jeune homme.
Un matin, Anna Mikhaïlovna entra dans la chambre de son fils. Il dormait encore, mais son sommeil était étrangement agité : les yeux étaient demi-ouverts et regardaient, ternes, de dessous les paupières soulevées ; le visage était pâle et reflétait l’inquiétude.
La mère s’arrêta, enveloppant son fils d’un regard attentif, essayant de découvrir la cause de cet émoi insolite. Mais elle voyait seulement que cet émoi ne faisait que grandir, et que sur le visage de l’aveugle s’accentuait de plus en plus évidente l’expression d’un effort tendu.
Tout d’un coup il lui sembla apercevoir au-dessus du lit un mouvement à peine perceptible. On aurait dit que le vif rayon qui tombait sur le mur, juste au-dessus du chevet, tressaillait brusquement et se mettait à descendre... Une raie claire se glissait doucement dans la direction des yeux mi-ouverts, et, à mesure qu’elle approchait, l’agitation du dormeur allait toujours en croissant.
Anna Mikhaïlovna restait immobile, dans un état voisin de l’hypnotisme, sans pouvoir détacher ses yeux effrayés de la raie lumineuse qui, lui semblait-il, avançait peu à peu, mais néanmoins d’une manière assez perceptible, vers le visage de son fils. Et ce visage pâlissait de plus en plus, s’allongeait et se figeait dans l’expression d’un effort pénible. Voilà que le reflet jaunâtre scintille dans les cheveux, qu’il éclaire le front du jeune homme. La mère veut se porter en avant, d’une impulsion instinctive, pour le protéger, mais ses jambes ne peuvent remuer, comme dans un vrai cauchemar. Cependant les paupières de Pierre se relèvent complètement, dans les prunelles immobiles s’allument des rayons, et la tête se détache visiblement de l’oreiller, allant à la rencontre de la lumière. Quelque chose comme un sourire ou comme un pleur glisse rapidement dans une crispation convulsive sur les lèvres du jeune homme, et tout son visage se fige de nouveau dans l’angoisse d’un immobile effort.
Enfin la mère finit par vaincre la torpeur qui tenait tous ses membres comme enchaînés, et, s’approchant du lit, elle posa la main sur la tête de son fils. Il tressaillit et se réveilla.
— C’est toi, mère ? demanda-t-il.
— Oui, c’est moi.
Il se souleva. Il semblait qu’un épais brouillard voilât encore son intelligence. Mais au bout d’un moment il dit :
— J’ai rêvé de nouveau... À présent je rêve souvent, mais... je ne me souviens jamais de rien...
Une année s’écoula ainsi. La mélancolie sans issue faisait place, dans le caractère du jeune homme rêveur, à une irritabilité nerveuse, et avec cela la remarquable finesse de ses sensations allait toujours en augmentant. Son ouïe s’aiguisait d’une façon extraordinaire ; non seulement il percevait, pendant le jour, la lumière par tout son organisme, mais encore il savait distinguer les nuits claires des nuits noires, et souvent il restait assis longtemps dans la cour quand tout le monde était déjà endormi dans la maison ; et là, longtemps immobile et mélancolique, il s’abandonnait à l’étrange action de la lumière lunaire, fantastique et rêveuse. Alors son pâle visage se tournait invariablement vers le globe argenté qui nageait dans le ciel bleu, et ses yeux reflétaient la clarté sereine de ses froids rayons.
Et quand cet astre, qui grandissait toujours à mesure qu’il approchait de la terre, se voilait d’un lourd brouillard sanglant et se cachait derrière l’horizon, les traits de l’aveugle devenaient plus tranquilles et plus doux. Il se levait alors et se retirait dans sa chambre.
À quoi pensait-il pendant ces longues nuits ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. À une certaine époque de la vie, tout homme qui a éprouvé les joies et les tourments d’une existence complètement consciente, subit, dans une proportion plus ou moins grande, une véritable crise psychique. S’arrêtant sur la limite de la vie active, il essaie alors de définir la place qu’il occupe dans la nature, sa mission, ses rapports avec le monde qui l’entoure. C’est là comme « un point mort », et heureux celui qui par l’élan de la force vitale le traversera sans en être meurtri ! Chez Pierre, cette crise psychique se compliquait plus encore. À la question : « À quoi bon vivre dans le monde ? » s’ajoutait cette autre : « À quoi bon vivre, pour un aveugle ? » Enfin, dans ce travail même d’une triste pensée s’immisçait encore quelque chose d’étranger : une sorte de pression psychique d’un besoin inassouvi ; et cette pression inéluctable, qui pesait continuellement sur lui, influait même sur la composition de son caractère. Il s’isolait de plus en plus, et parfois Éveline elle-même ne savait pas si elle devait entamer une conversation avec lui, dans ces moments de rêverie sombre et solitaire.
— Tu crois que je t’aime ? lui demanda-t-il brusquement une fois.
— Ami ! je le sais, répondit la jeune fille.
— Eh bien ! moi, je ne le sais pas, répondit l’aveugle d’un air morose. Non, je ne le sais pas. Avant, j’étais sûr que je t’aimais plus que tout au monde, et à présent je l’ignore. Abandonne-moi, suis le conseil de ceux qui t’invitent à la vie, avant qu’il soit trop tard.
— Pourquoi me tourmenter ainsi ? soupira-t-elle doucement.
— Je te tourmente ? demanda le jeune homme.
Et sur son visage apparut une étrange expression d’égoïsme entêté et de souffrance.
— Eh bien ! oui, je te tourmente. Et je te tourmenterai ainsi toute la vie, et je ne peux point ne pas te tourmenter. Tu dois le savoir. Laisse-moi... quittez-moi tous, parce que je ne peux donner que la souffrance en échange de l’amour...
Et puis, après quelques instants de silence, lorsque cette humeur chagrine s’adoucissait un peu, il disait :
— Je voudrais y voir !... Et je ne puis me délivrer de ce désir. Si je pouvais y voir, ne fût-ce qu’un seul jour, une seule fois, ne fût-ce qu’en rêve... voir le ciel et la terre, et le soleil lumineux... et puis fixer dans ma mémoire tout cela... Si je pouvais voir de cette manière ma mère, mon père... toi, Éveline, et Maxime, je serais satisfait... je ne me tourmenterais plus !...
Et avec une obstination invincible il revenait à cette idée. Quand il était seul, il prenait différents objets, les tâtait avec une attention extrême, puis, après les avoir mis de côté, il réfléchissait sur les formes étudiées. De la même façon il approfondissait les différences des surfaces vivement colorées, qu’il saisissait, grâce à la tension et à la finesse de son système nerveux, assez nettement à l’aide de son toucher. Mais il ne pénétrait ainsi que les rapports mutuels et les différences des choses ; leur essence propre lui demeurait fermée. Maintenant, il distinguait une journée de soleil de la nuit obscure, uniquement parce que l’action de la lumière vive, qui pénétrait vers le cerveau par des voies inaccessibles à la conscience, ne faisait qu’irriter plus fort les aspirations qui le tourmentaient.
Un jour, en entrant dans le salon, Maxime y trouva Éveline et Pierre. La jeune fille paraissait troublée. Le visage du jeune homme était sombre, et le vieillard y remarqua les traces de la tristesse mauvaise qui depuis quelque temps était si habituelle à l’aveugle. Il semblait que la recherche de nouvelles causes de souffrance, pour s’en tourmenter lui-même et les autres, fût devenue pour lui quelque chose comme une nécessité.
— Voilà : il demande, dit Éveline à Maxime, ce que peut signifier l’expression « rouge sonnerie ». Je ne puis la lui expliquer.
— De quoi s’agit-il ? interrogea Maxime brièvement en s’adressant à Pierre.
Celui-ci haussa les épaules.
— Rien d’extraordinaire... Mais si les sons ont des couleurs, et si je ne les vois pas, les sons eux-mêmes ne me sont donc pas complètement accessibles.
— Bagatelle et enfantillage, répondit Maxime assez vivement. Et tu sais toi-même que ce n’est pas exact. Les sons te sont plus pleinement accessibles qu’à nous autres.
— Que signifie donc alors cette expression ?... Elle doit bien avoir un sens quelconque.
Maxime resta pensif.
— C’est une simple analogie, fit-il. Comme les sons aussi bien que la lumière ont pour cause première le mouvement, ils doivent avoir beaucoup de propriétés communes.
— Quelles sont donc ici ces propriétés communes ? insista l’aveugle, obstiné à poursuivre son interrogatoire. « Rouge sonnerie... » Comment est-elle donc véritablement ?
Maxime réfléchit.
Il pensa à résoudre la question par les rapports respectifs des chiffres, mais ce n’était pas cela dont le jeune homme avait besoin. De plus, celui qui, le premier, appliqua aux sons une épithète de couleur, ne connaissait probablement pas la physique, et cependant, il saisit quelque ressemblance. En quoi donc pouvait-elle consister ?
Tout à coup une image germa dans la tête de l’oncle.
— Attends, s’écria-t-il... Je ne sais pas, du reste, si j’arriverai à te l’expliquer comme il faut... Tu peux apprendre aussi bien que moi ce que c’est que la « rouge sonnerie » ; tu l’as entendue maintes fois dans les villes pendant les grandes fêtes ; seulement, dans notre pays cette expression n’est pas employée...
— Oui, oui, attends ! dit Pierre en ouvrant rapidement le piano.
Il frappa le clavier de sa main habile, en imitant la sonnerie des cloches pendant les fêtes. L’illusion était complète. Un accord formé de plusieurs notes basses constituait comme un fond grave sur lequel se détachaient, tantôt sautillantes, tantôt vacillantes, des notes aiguës plus rapides et plus vives. C’était bien ce bourdonnement vibrant et joyeusement animé qui remplissait les airs aux jours de fête[26].
— Oui, dit Maxime, c’est tout à fait ressemblant, et nous autres, qui avons les yeux ouverts, nous ne saurions pas nous l’assimiler mieux que toi. Vois-tu, là... quand je regarde une surface rouge, elle produit sur mes yeux l’impression inquiétante de quelque chose d’élastiquement agité. Il semble que cette rougeur se modifie sur un fond qui fuit et s’assombrit ; elle détache de ci de là des flèches, des ondes qui retombent aussi rapidement qu’elles viennent à la surface, et qui agissent très fortement sur la vue, du moins sur la mienne.
— C’est vrai, c’est vrai, dit vivement Éveline. Je sens la même chose et ne puis regarder longtemps un tapis de drap rouge.
— De même que certaines gens ne supportent pas la sonnerie des fêtes, dit Maxime. Je crois que ma comparaison est bonne, et elle m’en inspire même une autre : Il existe aussi une sonnerie « cramoisie », comme la couleur cramoisie. Toutes les deux se rapprochent du rouge, mais elles sont plus profondes, plus égales, plus douces. Quand on s’est servi longtemps d’une cloche, elle se façonne, comme disent les amateurs. Les sons perdent les inégalités qui choquent l’oreille, et c’est alors ce qu’on appelle la « sonnerie cramoisie ». Le même effet est obtenu par un habile arrangement de plusieurs cloches sonnant la gamme.
Sous les mains de Pierre, le piano fit entendre le tintement des clochettes de poste[27].
— Non, observa Maxime. Je dirais que c’est trop rouge...
— Ah ! j’y suis ! reprit Pierre.
Et l’instrument résonna d’une sonnerie égale. Commencés très haut, vivement et avec animation, les sons devenaient plus profonds, plus doux : c’est ainsi que sonne l’unisson des clochettes sous la douga d’une troïka russe qui s’éloigne sur la route poussiéreuse, vers le lointain inconnu, dans le calme de la soirée, en notes tranquilles, égales, sans grands élans, de plus en plus affaiblies, jusqu’à ce que les dernières meurent dans le silence harmonieux des champs.
— C’est cela, c’est cela, dit Maxime. Tu as compris la différence. Autrefois, lorsque tu étais encore tout petit, ta mère essayait de t’expliquer les couleurs par des sons.
— Oui, je m’en souviens. Pourquoi toi-même as-tu défendu alors de continuer ? Peut-être aurais-je réussi à comprendre.
— Non, répondit le vieillard d’un air pensif, cela n’aurait servi à rien. Du reste, je pense qu’à une certaine profondeur de l’âme, les couleurs et les sons produisent les mêmes impressions. Nous disons : tel voit tout en rose. Cela signifie qu’il est joyeusement disposé. La même disposition peut être évoquée par une certaine combinaison des sons. En général, les sons et les couleurs sont les symboles de mouvements d’âmes identiques.
Le vieillard alluma sa pipe et regarda Pierre attentivement. L’aveugle était assis, immobile, et recevait évidemment avec avidité les paroles de Maxime.
— Faut-il continuer ? — pensa le vieillard.
Mais après un instant il commença d’un air songeur, comme s’il s’abandonnait involontairement à un bizarre courant d’idées :
— Oui, oui ! des pensées étranges me passent par la tête... Est-ce par simple coïncidence ou non que notre sang est rouge ? Vois-tu, Pierre, quand dans ta tête germe une pensée ; quand tu vois des songes qui, à ton réveil, te font trembler et pleurer ; quand une passion t’embrase, cela signifie que les battements de ton cœur sont plus forts, et que le sang afflue à ton cerveau par des jets écarlates. Eh bien ! notre sang, il est rouge...
— Rouge, chaud... dit le jeune homme d’un air rêveur.
— Justement, rouge et chaud. Et voilà que la couleur rouge, aussi bien que la « rouge sonnerie », éveille dans notre âme une excitation lumineuse et l’idée de la passion, laquelle est justement qualifiée « d’ardente ». Il en est ainsi des autres couleurs... Le ciel, par exemple, est bleu, et la couleur bleue donne l’idée d’une sérénité inaltérable.
Maxime tira quelques bouffées de sa pipe, s’enveloppa dans un nuage de fumée et poursuivit :
— Si tu fais tourner ta main levée au-dessus de ta tête, tu décriras un arc. Mais maintenant, imagine-toi que ton bras soit infiniment long. Si alors tu pouvais le déployer en l’air, tu décrirais un demi-cercle dans l’infini... C’est justement à cette distance infinie que nous voyons au-dessus de nous le firmament hémisphérique du ciel ; il est égal, infini et bleu... Quand nous le voyons tel, dans notre âme apparaît une sensation de calme et de sérénité. Mais quand le ciel se couvre de sombres nuages aux contours indécis, la sérénité de notre âme est troublée par une agitation indéterminée. Ne sens-tu pas, dis-moi, l’approche d’un nuage orageux ?
— Oui, je sens que quelque chose trouble mon âme...
— C’est vrai. Nous attendons que derrière ces nuages apparaisse de nouveau ce bleu foncé profond. L’orage passera, et le ciel n’aura pas changé de couleur. Nous le savons, et c’est pourquoi nous attendons tranquillement la fin d’une tempête. Donc, le ciel est bleu... La mer aussi est bleue, quand elle est calme. Ta mère a les yeux bleus, Éveline aussi.
— Comme le ciel... fit tendrement l’aveugle.
— Oui, les yeux bleus sont regardés comme l’indice d’une âme sereine... À présent, je vais te parler de la couleur verte. Il n’y a pas longtemps que le printemps a pris fin... À présent nous sommes en été, la surface de la terre est presque entièrement recouverte de verdure. La terre elle-même est noire ; noirs et humides sont les troncs des arbres au printemps. Mais aussitôt que les rayons lumineux et ardents du soleil les ont réchauffés, une herbe verte, et aussi des feuilles vertes commencent à paraître. La verdure a besoin de lumière et de chaleur : ni trop, ni trop peu. C’est pourquoi elle est si agréable à l’œil ; elle est en quelque sorte un mélange de tiédeur et de fraîcheur humides ; elle fait naître l’idée du contentement tranquille, de la santé, mais non pas de la passion, ni de ce que le monde appelle le bonheur... As-tu compris ?
— Non... pas tout à fait... Mais continue tout de même, je t’en prie.
— Eh bien, tant pis !... Écoute encore... Quand l’été s’embrase de plus en plus, la verdure commence, on dirait, à perdre de sa vigueur par un excès de force vitale ; les feuilles languissantes se penchent vers le sol, et si la chaleur du soleil n’est pas tempérée par la fraîcheur de la pluie, la verdure peut être complètement fanée. Mais en revanche, quand arrive l’automne, dans le feuillage alangui, les fruits se gonflent de sève et rougissent. Le fruit est plus rouge du côté qui reçoit le plus de lumière ; toute la force de la vie, toute la passion de la nature végétale paraît se concentrer en lui. Tu vois qu’ici aussi la couleur rouge est la couleur de la passion, dont elle est, du reste, le symbole. C’est la couleur de la tendresse, de l’enivrement, la couleur du courroux, de la fureur ; c’est l’emblème de la vengeance implacable. Ce n’est pas pour rien que les masses populaires, quand la passion les soulève, cherchent l’expression du sentiment commun dans un drapeau rouge qui flotte au-dessus d’elles comme une flamme... Mais tu ne comprends pas davantage.
— C’est égal, continue !
— Arrive la fin de l’automne, le fruit est devenu lourd, il se détache et tombe par terre... Il meurt, mais sa graine lui survit, et dans cette graine existe en « puissance » toute la future plante, avec son exubérant feuillage et son fruit à venir. La semence tombe à terre ; le soleil froid ne s’élève plus bien loin au-dessus de la terre, le vent glacial souffle et court sous les nuages gris... La vie, la passion se meurent doucement, insensiblement. Sous la verdure défaillante la terre apparaît de plus en plus noire... Et voilà qu’un jour vient où, sur cette terre apaisée et silencieuse et devenue comme veuve, tombent des millions de flocons de neige ; elle s’étend, uniforme, en une couche de la même couleur monotone, glacée et... blanche. La couleur blanche, c’est la couleur de la neige glacée ; c’est aussi la couleur des nuages les plus élevés qui planent dans le froid inaccessible des hauteurs célestes ; c’est la couleur des cimes des montagnes, cimes majestueuses mais infertiles... C’est l’emblème de l’impassibilité, de la haute sainteté, l’emblème de la future vie immatérielle... Quant à la couleur noire...
— Je sais, interrompit l’aveugle : c’est l’absence des sons, des mouvements... c’est la nuit...
— Oui, et c’est pour cela que c’est l’emblème de la mort...
Pierre tressaillit et dit d’une voix sourde :
— Tu as dit toi-même : de la nuit. Mais est-ce que pour moi tout n’est pas noir... toujours et partout noir ?
— Ce n’est pas vrai, répliqua vivement Maxime ; pour toi existent les sons, la chaleur, les mouvements.
— Oui, répondit le jeune homme d’un air pensif. C’est vrai, je connais à présent, si vous voulez, les tons rouges, les bleus, et les tons blancs et altiers qui planent quelque part dans les hauteurs inaccessibles. Mais les sons noirs du chagrin, qui rampent très bas, très près du sol, sont ceux qui me touchent de plus près. Tu sais, n’est-ce pas, que je ne m’amuse pas en jouant... Je pleure.
— Écoute, Pierre, dit sérieusement le vieillard en se levant. Dans ta chasse à la recherche de l’inaccessible, tu oublies ce que tu as sous la main, tu oublies que l’on t’aime et tu souffres si fort parce que, trop égoïste, tu ne fais que penser à ton chagrin...
— Oui, s’écria Pierre avec feu, malgré moi je ne fais que penser à lui : où donc pourrais-je le fuir quand il est toujours avec moi ?
— Si tu pouvais comprendre qu’il y a au monde un chagrin cent fois plus fort que le tien, un chagrin en comparaison duquel ta vie, assurée et entourée d’une constante sollicitude, peut être regardée comme une béatitude, alors...
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! interrompit l’aveugle d’un air lâché, et sur le même ton d’excitation passionnée... J’aurais changé mon sort contre celui du dernier mendiant, parce qu’il est plus heureux que moi. Et puis il ne faut pas entourer les aveugles de tels soins : c’est une faute... Je pense souvent à cela. Il faut conduire les aveugles sur la grande route et les laisser là, pour qu’ils demandent l’aumône. Si j’étais tout simplement un mendiant, je serais moins malheureux. Dès le matin, je penserais au moyen de me procurer mon pain, je compterais les kopeks reçus, et je craindrais qu’il y en ait trop peu. Puis je me réjouirais d’une bonne recette, et je tâcherais de gagner assez pour le gîte ; et si je n’y avais point réussi, je souffrirais de la faim et du froid, et tout cela ne me laisserait pas une minute qui ne fût absorbée par les soucis de la vie journalière, et je souffrirais moins des privations que je ne souffre à présent...
— Tu le crois ? demanda Maxime en jetant un regard du coté d’Éveline.
Dans ce regard se lisaient le regret et la compassion. La jeune fille était assise, sérieuse et pâle.
— J’en suis sûr, répondit Pierre d’un air rude.
— Je ne vais pas discuter là-dessus, dit froidement le vieillard... C’est peut-être la vérité. En tout cas, si même tu t’en étais trouvé plus mal, toi, personnellement, tu aurais été meilleur. Tandis qu’à présent tu es tout simplement un égoïste.
Puis il jeta encore une fois un regard de compassion dans la direction de la jeune fille, et quitta la pièce en frappant le parquet de ses béquilles.
L’état moral de l’aveugle s’aggrava encore à la suite de cette conversation. Il semblait que les paroles de Maxime, auxquelles lui-même n’attribuait cependant pas grande importance, eussent touché quelque fibre dans l’âme de Pierre, car il se plongea encore davantage dans ses sombres pensées.
Parfois il s’absorbait tellement dans ses méditations qu’il percevait les sensations dont parlait Maxime. Elles se mêlaient aux idées qu’il avait sur l’espace. La terre, noire et triste, s’en allait quelque part au loin ; il la mesurait et ne lui trouvait pas de fin. Et au-dessus d’elle planait quelque chose d’autre... Dans son souvenir passait le grondement du tonnerre sonore, se dressait la conception de l’immensité infinie des cieux. Puis le tonnerre se taisait, mais une autre idée demeurait, là-haut, au-dessus, quelque chose qui évoquait dans son âme une sensation de sublimité et de sérénité. Parfois cette impression se précisait davantage ; il s’y mêlait la voix d’Éveline et de sa mère, « dont les yeux avaient la couleur du ciel » ; alors l’image qui surgissait devant lui, des profondeurs éloignées de son imagination, — image qui se précisait trop, — disparaissait tout à coup, évanouie, perdue il ne savait où.
Toutes ces ombres vagues le tourmentaient mais ne le satisfaisaient pas. Elles lui coûtaient de grands efforts et apparaissaient si confuses, qu’en somme il en ressentait seulement une déception et une douleur intenses mêlées à toutes les angoisses de son imagination malade, qui s’efforçait en vain de ressaisir la plénitude de ses fonctions.
Dans une petite bourgade, à soixante verstes environ de la métairie de Popielsky, se trouvait une sainte image miraculeuse, une image catholique. Les enthousiastes évaluaient avec une grande précision sa puissance extraordinaire. Quiconque venait à pied pour voir cette image le jour de sa fête, bénéficiait d’une « rémission des péchés » pour vingt jours, c’est-à-dire que tous les péchés qu’il aurait commis pendant ces vingt jours seraient effacés dans l’autre monde. C’est pourquoi, chaque année, un certain jour d’automne, la petite bourgade s’animait, devenait méconnaissable. La vieille chapelle était ornée, pour ce jour solennel, de verdure et de fleurs ; une joyeuse sonnerie de cloches planait sur la ville, les équipages des « seigneurs » roulaient bruyamment, et les pèlerins se répandaient en masses compactes dans les rues, sur les places et même au loin dans les champs. Il n’y avait pas là que des catholiques. La gloire de l’image de N... s’étendait au loin, et des orthodoxes malades et affligés, surtout parmi les gens des villes, venaient aussi la voir, attirés par son renom.
Le jour de la fête, de deux côtés de la chapelle, le peuple s’alignait sur la route en une file bigarrée et innombrable. Qui eût contemplé ce spectacle du haut d’une des collines qui entouraient le bourg, eût cru voir un serpent gigantesque qui s’allongeait sur la route et demeurait là, couché, immobile, ne remuant qu’à de rares intervalles ses écailles mates de diverses couleurs. Sur la route occupée par la foule s’étendait, sur deux rangées, toute une armée de mendiants, qui tendaient leurs mains pour l’aumône.
Maxime, avec ses béquilles, et à côté de lui Pierre, tenant la main de Jokhime, avançaient lentement le long de la rue. Ils étaient venus à la foire et, à présent, ayant fait leurs emplettes, ils rentraient chez eux. Tout à coup le regard de Maxime étincela, comme s’il avait vu quelque chose qui le frappait d’une idée soudaine, et il prit la route qui donnait dans la campagne.
Les voix de la foule nombreuse, les cris des marchands juifs, le bruit des équipages, — tout ce vacarme qui roulait comme une vague gigantesque était resté en arrière, se confondant dans un seul grondement continu et sourd qui ondulait comme une vague. Mais là aussi, quoique la presse ne fût pas si compacte, on entendait cependant le pas des piétons, le bruit des roues et les voix humaines qui se confondaient dans un murmure incessant. Du coté des champs arrivait un convoi de chariots qui, en criant sur leurs essieux, tournaient lourdement dans la ruelle la plus proche.
Pierre écoutait distraitement ce bruit inaccoutumé ; en marchant derrière Maxime, il croisait les pans de son pardessus, car il faisait froid, et continuait à ruminer dans sa tête ses pénibles pensées.
Tout à coup, au milieu de cette concentration égoïste, quelque chose frappa si vivement son attention, qu’il tressaillit et s’arrêta soudain.
Les dernières rangées des maisons de la bourgade finissaient ici, et la large grand’route pénétrait dans la ville au milieu des haies et des terrains vagues. Près de la sortie, dans la campagne, des mains pieuses avaient érigé autrefois une colonne de pierre avec une sainte image et une lanterne qui ne s’allumait du reste jamais, et que le vent ne cessait de faire grincer. Au pied de cette colonne s’était installé un groupe de mendiants aveugles, écartés des places les plus avantageuses par leurs concurrents voyants. Ils étaient assis, avec des sébiles de bois entre leurs mains et, de temps en temps, quelqu’un d’entre eux entamait sa plaintive mélopée.
— Faites l’aumône aux pauvres aveugles... pour l’amour du Christ ?...
La journée était froide, nous l’avons dit ; les mendiants étaient là depuis le matin, exposés au vent glacé qui venait des champs. Ils ne pouvaient pas bouger, au milieu de cette foule, pour se réchauffer, et dans leur voix, qui psalmodiait à tour de rôle leur chanson traînante, éclatait une plainte involontaire de souffrance physique et d’impuissance absolue. Les premières notes s’entendaient encore assez distinctement, mais après, de leurs gorges serrées, s’échappait seulement un murmure plaintif qui tremblait et s’éteignait dans un frisson.
Néanmoins, les derniers sons de la supplique, les plus faibles eux-mêmes, ceux qui se confondaient presque avec le bruit de la rue, frappaient par l’intensité de la souffrance qu’ils renfermaient en eux, aussitôt qu’ils atteignaient l’ouïe humaine. Pierre s’arrêta brusquement, et les traits de son visage se tirèrent, comme si quelque spectre auditif était apparu devant lui sous la forme de ces lamentations de martyrs.
— Qu’est-ce qui t’a donc effrayé ? demanda Maxime... Seraient-ce ces mêmes bienheureux que tu enviais naguère, les mendiants aveugles, qui demandent ici l’aumône ?... Bien sûr, ils ont un peu froid. Mais puisque, selon toi, ils ne s’en trouvent que mieux...
— Allons-nous-en, dit Pierre en le saisissant par le bras.
— Ah ! tu veux t’en aller ! C’est la seule impulsion de ton âme à la vue des souffrances d’autrui ! Si tu leur avais jeté un piatak[28], comme chaque passant, cela leur aurait été pourtant de quelque secours. Mais, avec ton envie de rassasié pour la peine d’autrui, tu ne sais que railler, et à présent tu les fuis comme une personne nerveuse.
Pierre baissa la tête. Puis, sortant sa bourse de sa poche, il se dirigea vers les aveugles. Quand il eut tâté, à l’aide de son bâton, le plus avancé, il chercha de sa main la sébile en bois qui contenait les pièces de cuivre, et y versa soigneusement tout son argent. Plusieurs passants s’arrêtèrent pour examiner avec un curieux étonnement ce beau panitch si bien mis qui, à tâtons, faisait l’aumône à un aveugle, lequel, lui aussi, la recevait à tâtons. Maxime le regardait par dessous ses sourcils, et Jokhime, tout ému, essuyait une larme.
— Cessez, maître, de tourmenter le garçon, chuchota Jokhime d’un ton de doux reproche en s’adressant au vieillard, pendant que Piétroussia, le visage pâle, s’approchait d’eux avec un air soumis.
— Puis-je m’en aller à présent ? demanda-t-il à son oncle... Pour l’amour de Dieu !...
Maxime se retourna brusquement et se mit à descendre la rue. Il était troublé par l’air étrange de son pupille et, jetant sur lui de dessous ses sourcils des regards attentifs, il se demandait s’il ne l’avait point traité trop sévèrement, trop rudement.
Pierre suivait derrière lui, la tête basse, et frissonnait. Un vent froid soulevait la poussière dans les rues du village.
Était-ce la conséquence d’un refroidissement, ou le dénouement d’une longue crise psychique, ou bien, enfin, ces deux causes réunies ? Mais, le lendemain, Pierre était couché dans sa chambre avec une fièvre nerveuse. Le visage tiré, il s’agitait dans son lit, prêtant de temps à autre l’oreille à quelque bruit, et s’efforçant de fuir. Le vieux médecin du bourg tâtait le pouls de l’aveugle et parlait du vent froid de l’automne. Maxime fronçait les sourcils.
La maladie fut opiniâtre. Quand la crise était survenue, l’aveugle était resté quelques jours presque sans mouvement. Enfin, le jeune organisme triompha du mal.
Un jour, par une claire matinée d’automne, un vif rayon de soleil pénétra par la fenêtre et tomba sur le lit du malade. En s’en apercevant, Anna Mikhaïlovna dit à Éveline :
— Tire le rideau... Je crains tant cette lumière...
La jeune fille se leva pour exécuter cet ordre, mais la voix de l’aveugle, se faisant entendre inopinément pour la première fois, l’arrêta dans son mouvement :
— Non, cela ne fait rien. Je vous en prie... laissez comme cela...
Les deux femmes se penchèrent sur lui avec joie.
— Tu entends ?.... Je suis ici !... fit la mère.
— Oui ! répondit le malade.
Puis il se tut, comme s’il essayait de se souvenir.
— Ah ! oui !... fit-il doucement, comme c’est horrible !
Éveline lui ferma la bouche de la main.
— Chut, chut ! ne parle pas : cela te fait mal.
Pierre pressa cette main contre ses lèvres et la couvrit de baisers. Ses yeux se remplirent de larmes. Il pleura longtemps, et cela le soulagea.
— Oui, dit-il, en tournant son visage vers Maxime qui venait d’entrer en ce moment, je n’oublierai pas ta leçon, cher oncle. Je te remercie... En même temps que tu m’as donné la conscience du malheur d’autrui, tu m’as fait reconnaître mon bonheur. Plaise à Dieu que je n’oublie jamais ni l’un ni l’autre !
Le jeune organisme de l’aveugle, une fois vainqueur de la maladie, reprit bien vite le dessus. Deux semaines plus tard, Pierre était sur pied.
Il avait énormément changé. La brusque secousse morale s’était transformée en une douce rêverie, en une mélancolie tranquille ; les traits mêmes du visage s’étaient modifiés. On n’y voyait plus trace des anciens accès de vive souffrance intérieure.
Maxime avait peur que ce ne fût là qu’un changement temporaire, dû à l’affaiblissement de la tension nerveuse par la maladie. Mais les mois passaient, et la disposition d’âme du jeune homme restait toujours la même. Il était évident qu’un changement bienfaisant s’était opéré en lui : le souci de son malheur personnel, trop aigu et trop poignant, qui rendait son âme impassible et écrasait son énergie native, avait maintenant cédé la place à la conscience du malheur d’autrui. Cette conscience guérissait son âme malade, en éveillant son énergie, en stimulant sa pensée, en le forçant à chercher une issue à la pitié qui lui venait au cœur... Il pensait aux autres, se fixait un but, formait des projets : la vie commençait à germer en lui, son âme brisée donnait des pousses, comme un arbrisseau affaibli à qui le printemps rend la vigueur par son souffle vivifiant...
Quand Éveline annonça au vieux Jaskoulsky sa décision inébranlable d’épouser l’aveugle de la métairie, sa vieille mère se mit à pleurer, et son père, après avoir fait une prière devant les saintes images, déclara que, selon lui, telle était sans doute la volonté de Dieu dans ce cas particulier.
On célébra le mariage. Un bonheur nouveau et bien doux commença pour Pierre, mais à ce bonheur se mêlait une sorte d’inquiétude : pendant ses moments de sérénité, il souriait, mais de telle manière qu’à travers ce sourire apparaissait un doute mélancolique, comme s’il ne croyait pas ce bonheur durable. Et quand on lui annonça que peut-être il allait devenir père, il accueillit cette nouvelle avec une expression de frayeur.
Néanmoins, sa vie présente, qui s’écoulait au milieu de pensées inquiètes sur sa femme et l’enfant à venir, ne lui permettait plus de concentrer son esprit sur ses stériles tourments d’autrefois. Parfois aussi, au milieu de ces soucis, surgissait dans son âme le souvenir des lamentations plaintives des aveugles, et son cœur se serrait de pitié, et ses réflexions prenaient un autre tour.
C’est ainsi qu’il devint moins sensible aux excitations lumineuses extérieures, et que le travail intérieur d’autrefois s’apaisa. Ses troublantes forces organiques s’assoupirent ; il ne les éveillait plus par la tendance volontaire de ses facultés à confondre dans un seul ensemble ses impressions variées. Mais, qui sait, peut-être que ce sommeil de l’âme ne coopérait que mieux au travail organique inconscient, et que ces sensations confuses et dépareillées se frayaient, avec d’autant plus de succès, des voies dans son esprit, pour se diriger les unes vers les autres. Ainsi pendant le sommeil le cerveau crée souvent des idées et des images qu’il n’aurait jamais su concevoir par la seule force de sa volonté.
Dans la même chambre où autrefois Pierre vint au monde, régnait un silence interrompu seulement par les cris entrecoupés de l’enfant. Plusieurs jours s’étaient déjà écoulés depuis sa naissance, et Éveline se rétablissait rapidement. Mais en revanche Pierre semblait abattu par le pressentiment de quelque malheur prochain.
Le médecin prit l’enfant dans ses bras, le transporta et le posa près de la fenêtre. Tirant. brusquement le rideau, il laissa entrer vivement dans l’appartement un clair rayon de lumière, et se pencha sur le bébé avec ses instruments. Pierre était assis tout à côté, la tête baissée, comme sous le coup d’un morne accablement. Il semblait qu’il n’attribuât pas la moindre importance à ce que faisait le médecin, comme s’il en prévoyait d’avance les résultats.
— Il est sûrement aveugle, répétait-il. Il n’aurait pas dû naître.
Le jeune médecin ne répondait rien et continuait ses observations. Enfin il mit de côté son ophtalmoscope, et dans la chambre retentit sa voix calme et sûre :
— La pupille se contracte. L’enfant voit.
Pierre tressaillit et se leva brusquement. Ce mouvement signifiait qu’il avait entendu les paroles du médecin ; mais, à en juger par l’expression de son visage, on eût dit qu’il n’avait pas compris leur signification. Son bras tremblant appuyé sur l’encadrement de la fenêtre, il demeurait cloué sur place, avec son visage pâle et ses traits immobiles levés au ciel.
Jusqu’à ce moment il avait été dans un état de triste excitation. Il ne se sentait pas, eût-on dit, mais en même temps toutes ses fibres vibraient en lui et palpitaient d’angoisse.
Il sentait l’obscurité qui l’entourait. Il la sécrétait, il la percevait en dehors de lui, dans son immensité. Elle avançait sur lui tandis qu’il l’embrassait dans son imagination, comme pour se mesurer avec elle. Il se levait à sa rencontre, pour protéger son enfant contre cet immense et vacillant océan des ténèbres impénétrables.
Tel était l’état de son âme tandis que le médecin faisait silencieusement ses préparatifs. Auparavant aussi il avait peur, mais alors des lueurs d’espoir subsistaient dans son cœur. À présent, sa peur épuisante, atroce, atteignait le maximum de l’intensité, investissait ses nerfs, excités au dernier degré, et son espoir s’était évanoui, caché quelque part dans les plus profonds replis de son être.
Et tout à coup ces deux mots : « L’enfant voit ! » le retournèrent du tout au tout. En un clin d’œil la peur disparut, l’espoir se transforma en certitude et illumina le cœur de l’aveugle, dont le voile s’était soulevé avec appréhension. C’était un changement soudain, une vraie secousse, qui fit irruption dans son âme obscure par un rayon aussi éclatant et aussi vif qu’un éclair. Ces deux mots du médecin s’étaient tracé, on eût dit, une voie de feu dans son cerveau... Telle une rapide étincelle s’enflammant quelque part en lui, et éclairant les profondeurs les plus reculées de son organisme... Tout frémit en lui, et il tressaillit comme une corde fortement tendue sous l’influence d’un coup subit.
Et à la suite de cette étincelle, devant ses yeux éteints dès avant sa naissance, brillèrent instantanément des spectres étranges. Étaient-ce des rayons ou des sons ? Il ne s’en rendait pas compte. C’étaient des sons qui s’animaient, prenaient des formes et scintillaient comme des rayons. Ils étincelaient comme la coupole du firmament, ils roulaient comme le soleil lumineux dans le ciel, ils s’agitaient comme le frémissant murmure du gazon vert dans le steppe, ils se balançaient comme les branches des hêtres rêveurs.
C’est là ce qu’il éprouva dans le premier moment, et ce furent les sensations confuses de ce brillant mirage qui lui restèrent seules dans la mémoire. Tout le reste, il l’oublia plus tard. Seulement, il affirmait opiniâtrement que pendant ces quelques instants il avait vu.
Qu’est-ce qu’il avait vu en particulier ? comment l’avait-il vu ? l’avait-il vu réellement ? — Cela demeura un mystère. Bien des gens lui disaient que c’était impossible, mais il soutenait qu’il avait contemplé le ciel et la terre, sa mère, sa femme et Maxime...
Pendant quelques secondes il resta debout, le visage illuminé et fixé en haut. Il était tellement étrange, qu’involontairement il attira sur lui l’attention de chacun, et que tout se tut autour de lui. Il semblait que l’homme qui se tenait debout au milieu de l’appartement n’était plus celui qu’ils connaissaient si bien, mais un autre, un inconnu, tandis que celui-là même, l’ancien, disparaissait sous le voile du mystère qui l’avait subitement enveloppé.
Et il se trouva tout seul, pendant quelques courts instants, en face de ce mystère... Plus tard, il ne lui resta que le souvenir d’une sorte de satisfaction joyeuse, et l’horrible conviction qu’à ce moment il avait vu.
Cela avait-il pu arriver en réalité ?
Était-il possible que les sensations lumineuses confuses et indéfinies qui se dirigeaient vers son cerveau obscur par des voies inconnues dans les moments où l’aveugle palpitait tout entier et s’efforçait de se porter au-devant des rayons d’une journée ensoleillée, eussent, dans une minute de soudaine, extase, flotté devant ses yeux morts comme l’image nébuleuse d’un négatif ?...
Était-il possible que devant lui se fût dressée l’image du ciel bleu, et de la rivière transparente, et de la petite colline sur laquelle il avait éprouvé tant de sentiments divers et si souvent pleuré quand il était encore enfant ?
Ou était-ce que dans son esprit excité surgissaient alors en spectres fantastiques des montagnes chimériques et s’étendaient au loin des plaines ignorées, et que des arbres merveilleux se balançaient sur la surface polie des eaux inconnues, et que le soleil inondait ce tableau de sa vive lumière, — ce soleil qui réchauffa les générations innombrables de ses ancêtres ?...
Ou bien tout cela avait-il germé, sous l’aspect de fantômes indécis, dans les profondeurs de son obscur cerveau, dont parlait Maxime, et où les rayons et les sons produisent la même impression de gaieté ou de mélancolie, de joie ou d’angoisse ?...
Plus tard il se rappela seulement l’accord parfait qui retentit pour un moment en lui, — accord dans lequel s’entrelacèrent, dans un seul ensemble, toutes les impressions de son âme, la sensation de la nature et le vivant amour des misérables...
Qui sait ?...
Il se rappelait seulement comment ce mystère était descendu sur lui et comment il l’avait quitté. Alors images et sons s’embrouillèrent et se mêlèrent, tintant et vacillant, tremblant et s’éteignant comme une corde élastique qui se tait après avoir vibré, d’abord élevés et puissants, puis plus faibles, à peine perceptibles...
Il lui semblait que quelque chose roulait en bas, le long du rayon d’un cercle gigantesque, vers les ténèbres infinies... et se taisait.
Ténèbres et silence... Quelques spectres confus essaient encore de renaître des ténèbres profondes, mais ils n’ont plus déjà ni forme, ni ton, ni couleur... Quelque part en bas, seulement, résonnent les roulements lointains d’une gamme, rayant l’obscurité de traits bariolés, pour s’engloutir également dans l’espace.
Alors, tout à coup, les sons extérieurs frappèrent son oreille dans leur forme habituelle. Il semblait qu’il venait de se réveiller, mais il restait toujours debout, illuminé et joyeux, serrant les mains de sa mère et celles de Maxime.
— Qu’est-ce que tu as donc ? lui demanda sa mère d’une voix anxieuse.
— Rien... il me semble, que je vous ai... vus, tous. Mais je ne dors pas... n’est-ce pas ?
— Et à présent ? demanda-t-elle tout émue, te le rappelles-tu, t’en souviendras-tu ?
L’aveugle soupira profondément.
— Non, répondit-il avec effort. Mais ce n’est rien, parce que... tout cela... je l’ai donné... à lui... à l’enfant.
Il chancela et perdit connaissance. Son visage pâlit, mais le reflet d’une satisfaction joyeuse y errait encore.
Un public nombreux se réunit à Kiew, pendant les Contrats[29], pour entendre un musicien original. Il était aveugle, mais on disait des merveilles de son talent musical. La salle des Contrats était, pour cette raison, tout à fait comble, et la recette, destinée à une œuvre de bienfaisance, confiée aux soins d’un vieillard boiteux, parent du musicien, atteignait le maximum.
Un silence profond s’établit dans la salle quand, sur l’estrade, apparut un jeune homme, aux yeux grands et beaux, au visage pâle. Personne ne l’aurait pris pour un aveugle si ses yeux n’avaient été si immobiles, et si une jeune dame blonde, à ce qu’on disait, la femme du musicien, ne l’avait pas conduit par la main.
— Rien d’étonnant s’il produit par son jeu une impression si forte, disait dans la foule quelque Zoïle à son voisin. Il est d’un extérieur extrêmement dramatique.
Et, en effet, ce visage pâle, avec l’expression d’une attention rêveuse, et celle étrange physionomie prédisposaient à quelque chose de particulier, d’insolite.
Son jeu s’harmonisait complètement avec cette impression.
Le public du midi de la Russie aime en général et apprécie ses mélodies natales ; mais ici, même la foule bigarrée des Contrats fut en un clin d’œil saisie et embrasée par cet impétueux torrent musical. Le sentiment vivant de la nature natale, une délicate et originale communion avec les sources immédiates de la mélodie populaire, se traduisaient par une improvisation merveilleuse qui coulait librement sous les doigts du musicien aveugle. Riche en couleur, flexible et chantante, elle fusait comme un jet sonore, tantôt s’élevant ainsi qu’un hymne solennel, tantôt s’épanchant en une mélodie mélancolique et intime. On croyait entendre tantôt une tempête qui grondait, retentissante, dans les cieux, et se déroulait dans l’immensité de l’espace infini, tantôt seulement une brise des steppes qui frôlait l’herbe des tertres et vous plongeait dans de douces rêveries sur le passé.
Quand il s’arrêta, le tonnerre des applaudissements des auditeurs transportés remplit l’énorme salle. L’aveugle était assis, la tête penchée, écoutant avec étonnement le bruit de ce fracas inconnu. Mais voilà qu’il leva de nouveau ses mains et frappa le clavier ; et tout le public immense se tut instantanément.
En ce moment entra Maxime. Il examina attentivement cette foule nombreuse qui, toute saisie d’un seul sentiment, dirigeait sur l’aveugle ses regards avides et brûlants.
Le vieillard écoutait et attendait. Il lui semblait que cette improvisation puissante, qui coulait si librement de l’âme du musicien, allait s’interrompre net tout à coup comme auparavant, par une question maladive et inquiète qui ouvrirait une nouvelle plaie dans l’âme de son pupille aveugle. Mais les sons grandissaient et s’accentuaient de plus en plus larges, de plus en plus puissants, de plus en plus amples, ravissant et maîtrisant le cœur des auditeurs unanimement haletants.
Et plus Maxime écoutait, plus il devenait évident pour lui que dans son jeu résonnaient des accents qu’il croyait reconnaître.
Oui, c’était cette voix des aveugles dans la rue bruyante... Claire, pleine de fracas et de vie, roule une vague, étincelant, se brisant, s’éparpillant en mille sons. Tantôt elle se lève, grandit, tantôt elle retombe de nouveau, avec un grondement lointain et incessant, mais sans perdre sa tranquillité, — impassiblement belle, froide et indifférente.
Soudain le cœur de Maxime défaillit : comme autrefois, sous les doigts du musicien un gémissement s’exhala...
Il s’exhala, résonna, puis s’évanouit.
Mais non, ce n’est déjà plus un gémissement arraché par le malheur personnel de l’aveugle, ce n’est plus la souffrance égoïste d’autrefois. Les yeux du vieillard se remplirent de larmes. Et des pleurs mouillaient aussi les yeux de ses voisins.
Se détachant nettement, sur le tumulte de la rue agitée par une vie grouillante, planait à présent, au-dessus de la salle, une note douce mais puissante, qui sanglotait, poignante, et serrait le cœur, Maxime là reconnut, cette tristement dolente mélopée des aveugles :
— Fai...tes l’aumône aux aveugles... pour l’a...mour du Chr-r-ist !...
On aurait dit qu’un orage s’était déchaîné au-dessus de la foule, et tous les cœurs tressaillirent aux accents de cette lamentation gémissante qui s’éteignait doucement...
Le musicien s’était tû depuis longtemps, mais la foule, frappée de terreur par cette vivante évocation, gardait un silence de tombeau.
Le vieillard baissa la tête et pensa :
— Oui, il est devenu voyant... Au lieu d’une égoïste souffrance sourde et incurable, il porte dans son âme le malheur d’autrui, il le sent, il le voit et sait rappeler les misérables au souvenir des heureux de ce monde.
Et le vieux soldat penchait de plus en plus sa tête. Il avait fait son devoir, sa vie ne s’était pas traînée inutile : les sons puissants qui planaient et régnaient en maîtres dans la salle, dominant la foule, en étaient l’éclatant témoignage...
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C’est ainsi que débuta le musicien aveugle.
FIN
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 5 juin 2012.
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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Les Contrats, surnom local de la foire de Kiew, autrefois célèbre.
[2] Habitant du gouvernement de Volhynie.
[3] Diminutif de Maxime.
[4] Pendant l’hiver, en Russie, on ajoute aux fenêtres un second châssis qu’on enlève à Pâques.
[5] Chaumières russes.
[6] La verste vaut 1,067 mètres.
[7] Dans la Petite-Russie, on plante de haut poteaux auxquels on adapte de vieilles roues, pour que les cigognes puissent y faire leurs nids.
[8] Diminutif câlin de Pierre.
[9] Danse des Cosaques.
[10] Fils du maître.
[11] Pétia, autre diminutif de Pierre.
[12] Particularité de la coiffure des paysans de la Petite-Russie.
[13] Petite-Russie.
[14] En polonais, langue très répandue dans le sud-ouest de la Russie : Madame, Dame.
[15] Bârine, maître, seigneur.
[16] Sans doute parce que les valets sont recrutés parmi les paysans.
[17] Poètes chanteurs des anciens Slaves.
[18] Poètes chanteurs petits-russiens qui accompagnaient leurs chants en jouant d’une espèce de mandore.
[19] Diminutif de Doroch, un des chefs les plus célèbres des Cosaques Zaporogues, c’est-à-dire de ceux qui habitaient au delà des porogues, des cataractes du Dnieper.
[20] Théodore.
[21] Fils du pan, seigneur, maître.
[22] Dans le sud-ouest de la Russie, le système d’arrentement des propriétés est assez développé. Le fermier (« possesseur », selon la dénomination locale) est en quelque sorte l’administrateur du bien arrenté. Il paie au propriétaire une certaine somme, et alors c’est de son caractère entreprenant que dépend le profit plus ou moins grand qu’on retire du domaine.
[23] La gromnitza est un cierge de cire qu’on allume pendant les grandes tempêtes, et qu’on place également entre les mains des moribonds.
[24] L’auteur fait ici allusion à la nouvelle bien connue de Tourgueneff : Les pères et les fils.
[25] Allusion au proverbe russe : « Les cheveux d’une femme sont longs, mais son intelligence est courte ».
[26] Un étranger se fera difficilement une idée de la sonnerie des églises russes pendant une fête, s’il n’a jamais eu l’occasion de passer la semaine sainte à Moscou, où la grande cloche du Kremlin donne le signal, le samedi à minuit, aux cloches des « quarante fois quarante » églises de Moscou.
[27] En Russie, là où le réseau de chemins de fer manque, les lettres et les voyageurs sont transportés à l’aide de la poste à chevaux. Au-dessus du cou du cheval de milieu, composant avec ses deux compagnons ce qu’on appelle la troïka, s’élève une douga, pièce de bois en forme de fer à cheval, à laquelle sont attachées les clochettes.
[28] Pièce de 5 kopeks, valant 20 centimes.
[29] Rappelons qu’on appelle Contrats la grande foire de Kiew.